Parce qu'il cite au moins deux de nos auteurs, on résiste mal à la tentation de citer l'apostrophe de Charles Corm aux voyageurs phéniciens de tous les temps. Edward Atiyah ne manque pas de rappeler cette tradition aventureuse :
‘ While some went on living in the hope of future betterment at home, waiting for Europe to deliver them from Turco-Moslem oppression, others - perchance with a greater share of Phoenician blood in their veins - packed their kits and went forth in quest of new homes in the different parts of the Earth. To North America they went in tens of thousands, and to South America; to the Philippines, Australia, West Africa and Egypt , where British rule had been recently established... (EA ATS 25) 1084 ’Si Edward Atiyah parle d'un point de vue chrétien, Ihab Hassan, musulman, peut aussi se référer à une tradition de mobilité :
‘ The Koran says : « And God hath spread the earth as a carpet for you, that ye may walk therein through spacious paths. » (IH OOE 97) ’Cette tradition est antérieure à Ismael et Israel. Les Diqs vivent le nomadisme comme leurs lointains ancêtres anté-islamiques.
L'Orient de nos écrivains est un espace où l'on se déplace, où l'on change de place, à l'intérieur comme à l'extérieur de l'espace. Il s'agit d'un espace de mobilité. On s'aperçoit rapidement que la plupart des personnages évoqués dans ces textes ne reste pas en place. Outre les Bédouins dont le nomadisme est la caractéristique du mode de vie, on rencontre des travailleurs saisonniers (le père d'Abraham Mitrie Rihbany ainsi que ce dernier), des ouvriers agricoles lors des moissons chez les Diqs), divers fonctionnaires qui sont soumis à des mutations d’un poste à l’autre (le père d'Edward Atiyah, celui de Ihab Hassan, Isaak Diqs lui-même), des guides touristiques (Gregory M. Wortabet, Salom Rizk occasionnellement), des missionnaires (Abraham Mitrie Rihbany fut aussi prêcheur itinérant), des diplomates (Ameen Rihany, Abraham Mitrie Rihbany lors de la conférence de Paris), des vendeurs ambulants (Salom Rizk et une bonne partie de la communauté syrienne émigrée aux Etats-Unis), des journalistes (Laila Saiden rencontre bon nombre), des militaires (IH ; EA ; FM), des enseignants... et aussi de simples touristes (les Atiyah, les Hassan, les Al-Akl)... On bouge beaucoup, même si le nomadisme ne conduit qu'à un autre étage de la même maison (‘we would be transplanted to the terrace, like nomads’ (FM 83)) ; ce n'est pas la distance qui crée le dépaysement ni le changement le plus radical : se retrouver dans une communauté syrienne aux Etats-Unis et y vivre comme au pays (SR ; AMR) est moins dépaysant que monter sur la terrasse interdite de sa propre maison (FM).
Se déplacer, c'est quitter une situation statique et se mettre en mouvement pour se diriger vers un autre lieu, c'est-à-dire modifier, transformer, donner une autre forme, une autre définition ou limite, spatiale, tout en essayant de maintenir un équilibre.
Déplacer, se déplacer : le déménagement consiste-t-il à transférer un espace connu d'un lieu à un autre, c'est-à-dire à reproduire ailleurs ce qu'il y avait au point de départ (‘transfers became moveable crises’(IH OOE 29)), ou bien à prendre le risque de découvrir l'altérité - extérieure et intérieure : sortir de son espace pour aller au devant de l'Autre (‘a new journey to a new home’ (EA ATS 116)) et (faire) sortir l'Autre qui demeure en soi (‘meet in ourselves the stranger we most dread to meet’(IH OOE 97)).
Les modalités de déplacement sont diverses selon qu'on décide de sauter le pas et de partir, c'est-à-dire se couper de son lieu d'origine, ou qu'on est chassé de chez soi par des forces diverses (guerre, occupation, pauvreté, censure...) sans pouvoir résister. Il est également possible de se déplacer sans bouger, sans quitter l'espace qu'on occupe. Quelles que soient les modalités de ce mouvement, le sujet en est altéré et sa définition modifiée.
Corm, Charles. La montagne inspirée. Trois étap es de la vie du Liban .(1934) (Beyrouth : Editions de la Revue phénicienne, 1987).p. 68.
Voir Abou, Selim. Liban déraciné.