b - Identité sur papier.

Qui part? Pour partir, il faut pouvoir dire qui l'on est. Il y a un sas obligatoire sur le chemin de la sortie : le bureau de l'administration qui établit les passeports.

All we need to do is hire donkeys to go north.
And the fundamental question is :
How do you get a passport for a tiny homespun Fes donkey?
And how are we going to dress our diplomatic beast?
Local or foreign?
Taqlidi or 'Asri? (FM
228)

Ces passeports portent bien leur nom puisque sans eux il est impossible de quitter le port, de franchir la porte, la frontière du pays. Le passeport est la certification officielle de l'identité du sujet :

The law requires that I make my application in person and provide two witnesses to identify me. [...] Let me have your name, destination, description, etc. (AMR FJ 168)

Pouvoir prouver son identité n'est pas chose aisée comme Salom Rizk le constate au consulat américain :

« Do you have a birth certificate? »
« A what? »
« A birth certificate. »
I knew what he meant, but I could not believe he really meant it. A birth certificate - a paper to certify that I was born? [...]
« I do not have a birth certificate. I am poor. Maybe I am too poor to have a birth certificate. I was born without one; but I am born, honestly -I - » (SR 86-87)

Si le départ est une coupure, cette opération administrative est l'affirmation de liens, d'un réseau de liens (généalogiques) entre des individus. Avant de quitter la patrie, il faut pouvoir prouver qu'on est le fils de son père : ‘I am the son of Latefy Rizk’(SR 89), pour, paradoxalement, obtenir un passeport vierge (‘my immaculate new passport’(IH OOE 100)); c'est-à-dire qu’il importe de reconnaître ses attaches avant de pouvoir les rompre. Même si le passeport est vierge, il est le garant de la trace ou de l'absence de traces (maladies) (IH OOE 99) laissées par les autres sur le sujet. Le passeport est un puzzle (‘I desperately waited for all the pieces of my life to fit’(IH OOE 101)) dont toutes les pièces ajustées constituent le sujet, un, unique, réuni sur cette feuille de papier qu'Abraham Mitrie Rihbany éprouve le besoin de reproduire (AMR FJ 172) comme pour prouver son bon droit. Sans passeport, le candidat au départ est un hors-la-loi :

If the teskara [= passport] failed to come, should I [...] expose myself to the penalty of an unjust law and to being disgraced by trying to leave the country as a fugitive? (AMR FJ 169-170)

Le passeport n'est pas vraiment la garantie de l'intégrité de son possesseur; il manque parfois des pièces et l'on bénéficie de passe-droits (IH OOE 100) ou bien on fait des déclarations mensongères (Abraham Mitrie Rihbany ne déclare pas sa véritable destination (AMR FJ 171), auquel cas il demeure un soupçon (AMR FJ 171). Le passeport n'est porteur que d'une vérité tronquée, d'un sujet tronqué avant même la coupure du départ. Le départ n'est en effet, que la matérialisation d'un départ antérieur, départ intellectuel, affectif... Edward Atiyaha toujours déjà été parti avant même d'avoir mis le pied hors de sa bibliothèque.

Vérité tronquée que celle du passeport quand la vérité n'est pas bonne à dire : comment reconnaître à la face du monde qu'on a chassé des gens hors de leur terre et qu'en même temps on leur interdit de voyager ? Ainsi, les Palestiniens exilés se voient-ils refuser le droit à posséder un passeport :

Very often what a stateless person, from any part of the world, dreams of, hungers for is possession of a valid passport. [...] You feel robbed of a dear and wonderful thing that other men take for granted [...]; you yearn for that little book, with your picture... (FT D 84)

Le document qui leur permet de voyager (‘a stateless travel document’(FT D 84)) s'il permet le déplacement, ne situe pas le sujet dans son réseau, son espace d'origine. Lui refuser un passeport, c'est lui refuser accès à cette part de lui-même que l’on nie en l'expulsant de sa terre. Et c'est lui refuser l'autre rive du voyage puisqu'il faut deux rives, deux bords, pour faire une traversée.

Même si l'on écarte provisoirement les exilés forcés, on constate que l'identité de celui qui part est mal définie malgré le papier officiel qui la certifie conforme. Et c'est cette conformité qui la rend floue : en voulant entrer dans ce cadre du bon candidat au voyage - selon les critères orientaux (AMR) ou occidentaux (SR 14), selon l’autorité qui établit le passeport - le sujet est contraint de se tailler une identité et de faire des coupes dans ce qu'il est en réalité. Se voir accorder un passeport, c'est se départir d'une partie de soi-même, c'est déjà partir de soi en laissant quelque chose de soi en dehors du fichier d'identité. Deliver a passport, dit-on en anglais : pour se voir délivré, libéré de l'espace qui l'emprisonne, le sujet doit livrer une partie de lui-même - un livre de chair?

Ce passage par les mains de l'autorité est aussi un rite initiatique, rite de passage : mentir c'est prendre des risques ; Abraham Mitrie Rihbany est rattrappé par l'autorité et sommé de payer davantage (AMR FJ 171-172); quant à Ihab Hassan, il est sur le bateau sans retour (‘on its last voyage’(IH OOE 102)) et est soumis à un deuxième rite de passage (‘pushing into the heart of darkness’(IH OOE 103)) en entrant aux Etats-Unis par la petite porte.