c - Faux départs.

Une fois muni de son passeport, le sujet doit affronter sa famille pour lui faire accepter son départ. Ce sont souvent des négociations longues et difficiles : Edward Atiyah n'en finit pas de devoir convaincre sa mère du bien-fondé de son désir d'aller étudier en Angleterre. La famille se révèle généralement plus réticente que l'administration. Le candidat au départ doit user de ruses pour arriver à ses fins, c'est-à-dire tourner autour du pot/port pour atteindre son but. Le voyage vers l'Occident suit rarement une ligne droite, mais plutôt une série de lignes brisées, avec des tours et des détours et des retours. On a mentionné comment Abraham Mitrie Rihbany, pour détourner les soupçons des autorités syriennes, prétexte un voyage en Egypte (AMR FJ 171). Il s'agit pour lui et ses amis de repousser, de faire reculer (sens ancien de ruser) les limites de l'autorité qui décrète l'espace de l'enfermement. Par paliers successifs, Port Saïd, Alexandrie, puis Marseille et les Etats-Unis, il fait s'ouvrir l'espace devant lui (on a dit comment chaque espace quitté était rapetissé par le suivant (AMR FJ 173)) en évitant l'éclatement des limites. Le départ prudent laisse en place des structures auxquelles se mesurer. George Haddad cherche, lui, à détourner les soupçons familiaux et à chaque nouveau refus maternel de le laisser partir aux Etats-Unis s'embarque pour une destination méditerranéenne différente - Alexandrie, Jaffa, Marseille...; il rapporte ce départ à retardement dans un chapitre intitulé Travels around the Mediterranean (GH 27-50). Ces paliers successifs lui permettent également d'ouvrir son champ d'action même si cela se passe dans un espace relativement clos, la Méditerranée, qui appartient encore au monde connu. Chacun de ses déplacements est une suite d'étapes qui les font ressembler plus à un voyage touristique qu'à une émigration. Ces étapes sont pour le sujet un moyen de se mesurer à l'Autre. De cette confrontation à l'Autre, qui, tant qu'il est proche géographiquement n'est pas entièrement Autre, le sujet évalue sa capacité à affronter l'Autre radical et à l'affronter seul (‘I was so lonesome that I started for home’(GH 42)). Il semble que dans plusieurs cas, ces départs à retardement signalent plutôt une incapacité du sujet à couper les liens avec sa famille et son pays d'origine. S'il ruse, c'est avec lui-même; il se ment et use de faux prétextes pour revenir en arrière et réintégrer le giron familial. La détermination est-elle crédible quand le voyageur quitte Beyrouth pour l'Amérique... à cheval (GH 30)? Ses justifications sont confuses et peu convaincantes (‘[He] advised me not to go [...] as I could not yet speak English, and from lack of money I was obliged to take his advice.’(GH 38-39)). Quelque temps plus tard, les mêmes raisons ne le retiennent pas. (‘I met a Syrian who [...] said, «It is better for you to return on account of the language.» But I did not mind him. «’(GH 54)).Il s'agit en fait d’autant d'actes manqués qui n'ont pour effet qu'asseoir plus stablement et durablement l'autorité maternelle.

Although I felt that God would help me out of my troubles, I knew then as I do now that it is not wise for boys or girls to disregard their mothers' wishes. (GH 40)

L'autorité divine (La Loi) qui sépare (out of) ne peut rien contre l'emprise maternelle : la désobéissance au père (le tatouage sur la main) le sauve de la prison espagnole (GH 41) pour mieux le ramener dans le champ clos de la captation maternelle. D'ailleurs la suite du voyage montre l'incapacité pour George Haddad de se couper de son pays d'origine, de s’en départir, de partir enfin : il revient sans cesse en Syrie et son chapitre intitulé Visits to Syria (GH 63-117) occupe près de la moitié de la totalité de son récit autobiographique. Le départ est dans ce cas totalement illusoire : un déplacement physique qui ne libère pas le sujet de son enfermement. Il semble même que la vente des terres paternelles et la bénédiction maternelle (GH 44) scellent davantage sa cellule (au sens de prison) familiale, l’y enferment plutôt que d’ assurer la coupure et le lien, nécessaires à son départ. Malgré ses allers et retours permanents, George Haddad est fixe. Il voyage sans se déplacer; il déplace ses problèmes en bloc mais demeure semblable à lui-même d'un bout à l'autre du voyage, alors que le but avoué du voyage, pour la plupart, est d'apporter une modification (une amélioration) à leur statut, à leur position dans l'espace géographique (des miasmes des villes à l'air pur de la campagne ou de la montagne), social (une ascension sociale)... George Haddad ne voyage pas.