d - Stratégies de départ.

Edward Atiyah parcourt un itinéraire en partie similaire à celui de George Haddad. Mais il s'agit d'une stratégie à long terme et à chaque palier franchi correspond un stade supplémentaire vers l'Angleterre. Il lui faut ouvrir son entourage à l'idée de son départ, déjà accompli mentalement. Ici, la stratégie vise ses parents et non lui-même pour qui ces étapes successives ne sont que les modalités matérielles du départ - métaphoriquement, l’obtention de son passeport. Si pour George Haddad chaque étape était vécue comme une fermeture, ici, elle est vécue comme ouverture vers l'Autre. Victoria College à Alexandrie est le premier coup porté à l'enfermement confessionnel : les élèves sont issus de toutes les communautés religieuses; ainsi le cloisonnement qui régissait la vie d'Edward Atiyah éclate-t-il pour donner lieu à une autre structuration de son espace de vie, mais l’important c'est qu'un premier pas est franchi dans la reconnaissance de l'Autre. Franchissement d'une limite, transgression : pour progresser, il faut transgresser des limites perverses, imposées par un système abusif. Cependant, il existe un risque, celui de déplacer ces limites et de les installer ailleurs : aux cloisons confessionnelles succèdent d'autres cloisons, politiques, nationales...

Desserrement et déplacement : le vrai départ, en libérant le sujet, l'oblige à trouver sa place ailleurs, à se restructurer par rapport à un nouvel espace de vie. Ces paliers successifs l'aident à mener à bien cette restructuration et aident aussi sa famille à reconstituer un nouvel espace avec ce nouveau sujet. L'ajustement par tâtonnement donne lieu à des épisodes parfois loufoques, tel celui où la mère d'Edward Atiyah essaie de faire des gâteaux sans oeufs parce que sa bru ne veut pas manger d'oeufs (EA ATS 162); aventure culinaire qui montre qu'un liant ou un lien est nécessaire pour maintenir toutes les parties d'un tout, que ce soit un gâteau ou un sujet. S'éloigner de la recette traditionnelle peut donner des résultats étranges mais peut aussi renouveler une vieille recette devenue insipide par lassitude. Le vrai départ, parce qu'il déplace réellement le sujet, lui permet d'envisager son espace d'origine d'un nouveau point de vue. La brèche ouverte par ce départ confère d'ailleurs à cet espace clos un nouveau périmètre et l'absence d'un de ses éléments modifie l'équilibre de l'ensemble qu'il convient de retrouver. Le départ introduit de toutes façons un changement : il fait entrer la différence, l'altérité dans l'espace originel en même temps que le sujet qui part s’en va au-devant de l'Autre.

Pour Laila Said, partir à l'université aux Etats-Unis est aussi une stratégie de départ. S'il ne s'agit à aucun moment pour elle de quitter définitivement l'Egypte, son but est de se libérer d'une tradition qui l'emprisonne, qui entrave ses désirs et ses projets professionnels. Elle considère le monde occidental comme un leurre (‘my life in America was unreal, a Disneyland, a joyride’ (LS 29)) si l'étape qu'elle y fait ne doit pas l'aider à ouvrir les portes de sa cage égyptienne. Ses modèles ne sont pas des européennes ni des américaines, mais des égyptiennes qui ont réussi à s'introduire dans l'espace clos du pouvoir masculin (‘I visited one of my instructors, a woman in her thirties who had obtained a Ph. D. in the United States. [...] For me she was the epitome of everything I wanted to be - a successful professional woman’(LS 19)).L'identification aux féministes occidentales lui devient impossible dès lors que celles-ci optent pour le port symbolique du voile lors d'une manifestation à Téhéran (LS 220-225), alors qu'un des actes fondateurs du féminisme égyptien fut précisément d'ôter ce voile (LS 196-197), signe visible de leur clôture.Laila Said sait, dans son corps, que partir ne peut jamais garantir que l’on se départisse des traditions dont on participe : la robe de mariée qui la serrait trop la rejoint aux Etats-Unis (LS 25) alors que son voyage avait été un prétexte pour fuir l'espace trop étroit du mariage symbolisé par l'appartement-tombe d'Amin (LS 33). Pour elle, le départ en Occident est un coin glissé dans la porte pour l'entrebâiller et chaque nouveau voyage élargit l'ouverture. Le nomadisme de la mère de Fatima Mernissi qui la conduit de la cour à la terrasse procède du même désir d'échapper à la règle du harem et à son enfermement : gagner la terrasse c'est échapper à la pression des autres membres du harem et s'ouvrir un espace individuel que l'on gère à sa manière. Laila Said, une fois divorcée, ne retourne pas chez ses parents, mais vit seule selon ses propres règles. Il s'agit pour elles, Laila Said et la mère de Fatima Mernissi, de franchir des limites au-delà desquelles le retour est possible mais un retour vers un espace altéré, modifié par le départ. Lorsque l'on redescend dans la cour après avoir touché le ciel et les nuages, on sait que le carré bleu n'est pas le ciel, mais une fraction d'un espace plus vaste. Le sujet sait, lors de son retour, que l'espace d'origine, pour clos qu'il paraisse, n'est qu'une partie d'un espace dans lequel il s'articule à d'autres espaces. Le départ donne un savoir sur l'espace originel qui permet non plus de le subir, mais de l'interpréter et de le maîtriser. Le retour au même est impossible.