2 - Exil forcé.

The Disinherited, Soul in Exile : les titres de Fawaz Turki évoquent clairement une situation d'exil qui n'a pas été choisie. La dédicace de A Bedouin Boyhood : ‘To all my people driven from their land ‘est tout aussi explicite : la voie passive (driven) indique sans ambiguïté les conditions de ce déplacement. Cette formule se retrouve presque identique chez Salom Rizk lorsqu'il évoque les réfugiés de la Première Guerre mondiale :

They had been driven from the homelands they loved, robbed of their dearest possessions and bereft of their loved ones. (SR 36)

Ce faisant, Salom Rizk place ces réfugiés dans un espace rétréci (‘they poured [...] through the narrow passes’(SR 36)), dans un mouvement descendant (‘down the valleys’(SR 36)) mouvement qui a un point de départ connu (‘fleeing from...’(SR 36)) mais pas de but annoncé. Ce changement de lieu et cette modification de la perception de l'espace qu’il induit sont caractéristiques de l'exil. D'ailleurs la mosaïque d'histoires qui constituent A Bedouin Boyhood est une représentation métaphorique de cet espace éclaté. La Palestine perdue est présentée comme un paradis : on se souvient des images de plénitude que rapporte Isaak Diqs. Lorsque la tribu vivait sur sa terre, cette terre était un espace de richesse (‘It was the time of ripeness. Everything was at the top and it was the season of fullness...’(ID 108)), un espace d'unité (‘The earth which collected the people and kept them together...’(ID 99)) : elle apparaissait sans limite (‘indestructible infinity, the enormity of the land...(FT D 86)).

Lorsque la terre est volée pour être occupée par d'autres (‘we were driven savagely from our country for it to be occupied by a foreign people’(ID 71)), les Palestiniens sont non seulement chassés de leur terre, mais ils sont chassés de partout ailleurs. Fawaz Turki a une formule intéressante pour dire cette exclusion : ‘our outsidedness as a nation-in-exile’(FT SE 8). Chassés de leur terre, ils sont installés dans des camps de réfugiés qui sont rejetés hors des villes dites d'accueil (‘the refugee camp on the outskirts of Beirut(FT D 10)) et ils sont constamment déplacés (‘shift’ (ID 123)) d'un camp à l' autre, d'un pays à l'autre. On pourrait imaginer que cette série de fermetures derrière eux, ce mouvement incessant, ouvriraient leur espace. Or, paradoxalement, c'est l'inverse qui se produit. Il semble que l'ouverure soit impossible dans la mesure où le départ est non seulement refusé mais nié, et que la seule destination envisagée est ce point de départ. Est-ce le sens de cette formule de Mahmoud Darwich : ‘La route n'est pas finie pour que j'annonce le début du voyage 1085  ? L'espace rétrécit à mesure qu'ils s'éloignent de leur terre d'origine. De la tente de la tribu, ils passent à un logis minuscule (‘they sat together in the shades of the small hut in which they now live(ID 76)) rapetissé encore par le fait qu'ils se réunissent non pas dans la hutte, mais dans son ombre : exclusion et rétrécissement vont de pair ici, comme ailleurs. La tribu, l'espace social, sont aussi réduits à la dimension d’un ménage (‘our small family - I, my parents and young brothers’(ID 103)) et les grands rassemblements sont soumis au même processus (‘one of those evenings there was a small meeting’ (ID 76)). Le sujet lui-même, dans un espace qui s'amenuise de plus en plus autour de lui, est réduit (‘we were also reduced as men, as women, as children, as human beings’(FT D 45)). Comme sa terre, il est morcelé, amputé (‘the colonial amputation of their land’(LS 208)). Il est réduit au point de ne plus exister (‘having been reduced to a zero, a naught in the scheme of things, I was incapable of reaching a decision about my position in the mathematics of the conflict’(FT D 153-154)) à moins qu'il ne soit plus que ‘the footprint of a shadow’(FT SE 26), trace du fantôme qu'il est devenu comme le campement nomade abandonné où ne demeurent que des traces d'une présence disparue (ID 67). Réduit à rien ou tout au plus à un coffre (‘a small old wooden box’ (ID 76)) (préfiguration de son cercueil (vide)), le sujet expulsé se trouve dans une autre situation paradoxale : obligé de se déplacer sans cesse par sa nature d'exilé, il en est empêché pour cette raison même. ‘Because we were Palestinians, [...] we were stateless. And because we were stateless, we had no travel documents. And because we had no travel documents, [...] we could not go to Cyprus...’(FT SE 37). Condamnés au déplacement statique, les Palestiniens sont donc confinés dans un espace d'enfermement (‘the encapsulated world of the refugee camp’(FT SE 32);‘that encapsulated world of non-being’(FT SE 160)). Cet espace est une véritable impasse : ‘they created a space around themselves which left no way out of this plight, no way around it or through it’ (FT D 17), dans laquelle on retrouve les schémas d'enfermement déjà rencontrés. Si l'on considère cet espace clos dans lequel on les enferme et où ils s'enferment, on pourrait penser que tout mouvement serait vers le centre de cet espace. Effectivement, leur désir est centripète (‘all around me people talked about Palestine as if it were the center where all the impulses of their human identity intersected’(FT SE 18)), désir de reconstituer la structure concentrique traditionnelle. Mais, en même temps parce qu'ils sont enfermés dans un espace qu'ils n'ont pas choisi librement, leur désir de le fuir est centrifuge (‘The energy of a whole generation [...] was [...] slowly projecting itself outward into its final concentric circle of reference(FT SE 85)).Il y a donc tension entre ces deux tendances contradictoires (‘on his way from or to some [...] capital(FT SE 104)) comme un éclatement du sujet et de l'espace qu'il occupe. Il est question de démantèlement (‘dismantled tents’ (ID 119)), de dispersion (les familles éclatent (ID 103)) : ceci a pour conséquence une perte du sens de direction pour le sujet (‘directionless’(FT SE 195)). L'espace ne fait plus sens: ‘It was as if I had been robbed even of my sense of perspective. [...] I was suspended aloft, outside and beyond the conflict(FT D 153).Mahmoud Darwich parle de la brisure de la géographie et la confusion régnant sur l'image des lieux 1086 . L'éclatement de l'espace crée une constellation de directions (‘behind us, before us, around us, above us’ (FT D 43)) qui non seulement ne sont plus opérantes mais en outre se contredisent et contredisent la logique : ‘our world had burst, like a bubble, a bubble that had engulfed us within its warmth’(FT D 43) : le déplacement forcé décentre le sujet qui, dès lors, ne peut plus avoir une perspective correcte de l'espace, mais une vision kaléidoscopique sans cesse modifiée. Le sujet déplacé, condamné à l'immobilité malgré la fuite continuelle à laquelle il est soumis, voit l'espace sans cesse en mouvement, ce qui crée une impression de vertige (FT D 44) qui accentue cette perte du sens de la direction. L'espace se dérobe sous ses pas et le sujet est condamné à flotter (‘floating in the space around us and within us’(FT D 16)) à errer (‘the vagaries of homelessness’ (FT D 16)) entre les contradictions d'un espace à la fois sien et non-sien (‘Strangers and aliens in their own countries’(FT D 28);‘refugees in their own countries’ (FT D 37)). Même s'ils ont pu demeurer en Palestine, les Palestiniens en sont exclus, et l'on peut rappeler la formule de nombreux expatriés volontaires ou non : ‘I was in the country but not of it’ (FT SE 197 ; AMR FJ 200). Ils sont suspendus entre cette formule et une autre : I was of the country but not in it. C'est étrangement ce flottement qui leur sert d'identité ou tout au moins d'identification (‘that typical Palestinian way of responding to the question HOW you are by identifing WHERE you are’(FT SE 190 ; FT D 150)) : espace flottant mais restrictif, il est pourtant celui qui rassemble les morceaux du sujet éclaté (‘the space that encompassed our fractured being’(FT D 42)). L'expulsion a créé un vide : la terre est nue et stérile (‘The Bare Earth’( ID 98-105 ; 66- 68)) et le vide est inscrit au coeur du sujet (‘we grew up in a vacuum’(FT D 155)) qui est repoussé aux marges de l'espace : ‘we lived on the edge of the desert. On the fringe of the world’(FT D 155)). A nouveau, on retrouve ici une structure spatiale traditionnelle avec le vide au centre : le sujet exilé devient le tombeau d'une terre perdue, qu'il va déplacer de l'extérieur, de la circonférence, à l'intérieur, son centre : ‘the geography of our souls intersected’(FT SE 19 ; 36). Le sujet expulsé va planter sa tente métaphorique (‘pitch our metaphorical tents’(FT SE 8)) dans le discours:

Contraint, depuis que les frontières de la patrie et de l'absence se sont entremêlées dans le brouillard du sens, à rejoindre pas à pas l'exil graduel, je savais la langue capable de rebâtir ce qui s'est effondré, d'unifier ce qui fut dispersé. 1087

Pour paraphraser l'Evangile, si deux Palestiniens sont ensemble, la Palestine est autour d'eux par le pouvoir des mots.

Abu Salim, a well-known poet from Haifa [...] would read his lines to us [...]. And we would know we were together in a transplanted village that once was on the road to Jaffa, that once was in the north of Haifa, that once was close to Lydda. (FT D 45)

Les éléments éclatés de la géographie familière se remettent en place, un espace se reconstitue, un espace de vie.

Mina, la Soudanaise du harem de Fès, demande sans cesse qu'on lui lise des livres sur son pays d'origine afin qu'elle puisse y rencontrer de vieilles connaissances:

She would ask for a passage to be read many times, especially if it was a description of a market place, or a neighbourhood. « I might run into someone I know [...]. I might run into my sister or brother. Or I might be recognized by a friend from childhood. » (FM 168)

Ce passage par la parole, par la parole échangée, recrée un espace où le sujet peut à nouveau se situer, un espace qui ne serait plus ce paysage défiguré (‘the botched landscape of everyday reality’(FT SE 7)), image de sa propre souffrance, de son propre morcellement.

Notes
1085.

Darwich, Mahmoud. «La route n'est pas finie pour que je...» Géo. 243 (Mai 1999) : 128.

1086.

Darwich, Mahmoud. «La route n'est pas finie pour que je...». p.130.

1087.

Darwich, Mahmoud. «La route n'est pas finie pour que je...». p.130.