a – Conteurs.

Rares sont les textes de nos écrivains qui ne mettent pas en scène quelque conteur (ou conteuse). Salom Rizk ouvre son autobiographie sur l'évocation de sa grand-mère dont la spécialité est le conte. Isaak Diqs rapporte de nombreuses soirées sous la tente (ID 15-18-31) où toute la tribu est suspendue aux lèvres du conteur. Chez Fatima Mernissi, on passe aussi beaucoup de temps à écouter les femmes qui savent raconter des histoires. (FM 19 ;119 ;120...)

Si les contes sont si importants c'est qu'ils ont un pouvoir libérateur. On a dit que l'espace était la plupart du temps perçu comme clos; dans cet espace, les contes sont une ouverture :

When you happen to be trapped powerless behind walls, stuck in a dead-end harem, [...] you dream of escape. And magic flourishes when you spell out that dream and make the frontiers vanish. [...] Liberation starts with images dancing in your little head, and you can translate those images in words. (FM 120)

Plus que l'imagination, c'est le pouvoir des mots qui abolit les clôtures. En outre, les mots transportent le locuteur et son auditeur ailleurs :

Their speech [...] went [...] beyond the dreadful borders over to Wadi Al-Hisi. (ID 76)

Il s'agit toujours d'un mouvement vers l'extérieur, vers l'Autre :

[Scheherazade] would take him to faraway lands to observe foreign ways, so he could get closer to the strangeness within himself. (FM 15)

Ce voyage en mots (‘riding spellbound on the strange words’(FM 119 ; 19)) est un voyage plus vrai que le voyage physique, dans la mesure où il déplace le sujet, l'oblige à sortir de lui-même, à se regarder de l'extérieur, à aller vers l'Autre. C'est le sens des fables morales de Kbashy qui, en déplaçant légèrement l'événement, propose à l'auditeur une perspective nouvelle qui le fait se voir différemment. (SR 19-23) Le conte transforme l'espace du sujet et le sujet lui-même s’en trouve transformé. Ainsi Edward Atiyah, enfant craintif, devient, par la littérature qui le fait pénétrer en Angleterre (EA ATS 34-35), combatif et au lieu de continuer à se sentir humilié parce qu'il appartient à une minorité, il se sent grandi parce qu'il a franchi, grâce aux mots, les frontières et les barrières qui le séparaient de ses héros.

Il y a franchissement des limites mais alors que le déplacement réel est placé sous le signe de la coupure, celui-ci est régi par le lien : ‘spellbound’(FM 119), ‘binding’ (EA ATS 35). Le sujet n'est pas mis face au vide du sens comme Salom Rizk avec les étrangers aux abattoirs, mais dans une chaîne signifiante dont il est partie puisqu'il est destinataire - ou destinateur s'il est le conteur. Cette chaîne semble sans fin, chaque étape en entrainant à une autre :‘hopping from one island to the next on boats that were always being wrecked and then miraculously set afloat again [...]. I would [...] rock back and forth’(FM 119) : c'est le principe de l'histoire sans fin de Schéhérazade (FM 15-16), qui s’attache son auditeur et qui l’enchaîne, sous prétexte de lui ouvrir des horizons. Schéhérazade, dans ses contes emboîtés reprend la structure concentrique du harem. La grand-mère de Salom Rizk, sous prétexte de lui faire la morale, de lui faire appréhender sa relation à l'Autre à partir d'un autre point de vue, fait quand même en sorte de l'enchaîner à elle, en déplaçant son histoire et la replaçant ailleurs, c'est-à-dire ici.

Ce déplacement métaphorique est donc aussi créateur de tension, entre l'illusion d'ouverture et la fermeture réelle dont il est porteur. Aussi bien Edward Atiyah que les bédouins d'Isaak Diqs ou les Palestiniens s'enferment dans leurs mots, cherchant le Même plutôt que l'Autre. Qu'on raconte des histoires aux autres ou qu'on s'en raconte à soi, on court le risque de créer un espace fictif, espace fusionnel (‘I will chisel words to share the dream and render the frontiers useless’ (FM 120) totalement imaginaire. En fait, ce voyage métaphorique au lieu d'être un voyage vers l'extérieur (voyage out) serait plutôt régressif.