c - Des places de théâtre.

Excentriques, c'est ainsi que pourraient être qualifiées ces metteuses-en-scène que sont Laila Said ou les tantes de Fatima Mernissi, si on ne les jugeait pas subversives.

I had already formed a picture of the school as a great and huge building, but now it stood in front of me like and eagle - completely different from what I had imagined. It was exactly like a huge bird - two wings, a neck and a head. (ID 126)

Le lycée agricole de Tolkarm n'a rien à voir avec l'école prison dont sort Isaak Diqs (ID 63) : celle-ci était, pour l'enfant, une rupture avec la vie nomade alors que le lycée offre la possibilité de sortir des camps de réfugiés. L'espace est donc appréhendé de manière totalement différente : au lieu clos (‘we passed through a large gate with green iron bars’(ID 63)) se substitue un lieu ouvert, envahi par les arbres ( there were some old trees which went higher than the two-storeyed building’ (ID 127)) : le bâtiment- oiseau n'est qu'un élément de ce jardin foisonnant. Alors que beaucoup d'élèves se plaignent, Isaak Diqs, lui, jouit de cet environnement qu'il investit de qualités positives. Si l'on ne peut pas parler de subversion, on peut néanmoins voir ici un processus de métamorphose de l'espace dû à la lecture qu'en fait le sujet.

Les tantes Mernissi font aussi une relecture du harem. Mais il s'agit ici de subversion (‘we staged our own revolts’(FM 123)). Sur la terrasse interdite (FM 153) ou dans les pièces habitées par les femmes marginalisées (FM 119) se joue une ouverture des guichets que les règles du harem visent à fermer hermétiquement. Les femmes avec les enfants (se) font du théâtre, mettent en scène leurs héroïnes favorites (Asmahane, la princesse druze devenue chanteuse à scandale 1090 , les féministes égyptiennes et libanaises, Schéhérazade...), toutes combattantes de la libération des femmes (FM 133). L'espace interdit devient espace de liberté, par une double transgression : l'investissement du lieu interdit et la prise de parole revendicatrice. La subversion vient du détournement d'objets quotidiens, souvent signes d'enfermement (parce qu'ils sont liés à des obligations domestiques contraignantes) pour en faire des objets de libération (‘When Chama staged the first part of Asmahan's life, she threw a green carpet on the terrace floor so that we could visualize the forests of the steep Druze Mountains…’(FM 113)). Ce détournement des objets s'étend à l'espace qui les englobe : les jarres à olives deviennent moyen d'accès à la terrasse interdite qui devient le haut-lieu de la subversion et de la libération. Le théâtre ouvre l'espace en le transformant :

I would enchant my audience, and re-create, through magic words and calculated gestures, just like Asmahan and Chama before me, a serene planet on which houses had no gates, and windows opened wide onto safe streets. [...] Just walking without feeling the chilling need for veils and boundaries. Just walking, one foot in front of the other, with eyes riveted on a new, barely imaginable horizon of unthreatening strangeness. (FM 117)

La subversion ne consiste pas seulement à ouvrir les portes du harem mais à y faire pénétrer l'Autre. Lorsque les hommes de la maison sont utilisés dans ces mises en scène (FM 115), ils ne sont pas la différence mais éléments de décor, objets. Si être libre, c'est être en mouvement (‘to be free was to be on the move’(FM 114)), ce détournement de l'espace est une forme de libération, puisque l'espace clos et immobile du harem fictionnalisé devient changeant, donc mobile. La querelle des brodeuses (FM 219-220) est du même ordre : les tenantes de la broderie traditionnelle, définitivement codifiée (comme pétrifiée), s'opposent aux modernes qui inventent de nouvelles formes en desserrant les points de la tradition et en évitant d’observer ses conventions et ses règles :‘their stitches were looser, they used doubled thread...’(FM 220). Il s'agit d'une interprétation lâche ou doublée 1091 des objets et des lieux : au conformisme qui découle de l’observance d’une mise au point définitive, à une interprétation qui n’accorde que la possibilité d'un sens unique, se substitue la polysémie. Cette polysémie, en ré-introduisant un décalage entre signifiant et signifié (qui est dans la nature du signe, mais que l'usage pervers a tenté de gommer), donne du jeu, de l'espace dans lequel le sujet peut s'exprimer en tant que sujet et non en tant que perroquet de la tradition. Dans un tel espace, l'altérité peut faire entendre sa voix. La théâtralisation de l'espace lui donne de nouvelles dimensions (ainsi la cité qui, vue du harem, semble si énorme devient-elle minuscule depuis la terrasse interdite (FM 154), ce qui est en soi, une forme de subversion puisque le sujet prétend dès lors être le maître d'un espace dont il est censé être prisonnier (‘There were two prerequisites to growing wings : «The first is to feel encircled and the second is to believe that you can break the circle»’ (FM 214)). Voilà une totale remise en question de la géographie du harem, puisque les espaces marginaux (‘Entertainment thrived in art-of-the way spaces, top floors, and terraces’(FM 119)) deviennent centraux et que le harem, d'intérieur (The harem within) devient extérieur, des murs amovibles et transformables comme un décor de théâtre. Cette subversion met le monde à l'envers comme les deux titres du livre de Fatima Mernissi l'indiquent : The Harem Within devient Dream of Trespass : on passe de l'intérieur à l'extérieur, avec ce franchissement des limites nécessaires pour aller vers l'Autre (‘a leap into alien worlds’ (FM 174)).Et le désir de l'Autre, ce désir de subversion, est ce qui donne un sens (‘direction’ (FM 225)) à cette quête de l'Autre.

La clôture est paradoxalement ouverture.‘Paralyzed by the frontier, women gave birth to whole landscapes and worlds’(FM 224) : subvertir, certes mais ne pas tomber dans un excès imaginaire incompréhensible, qui serait fermeture à l'Autre puisque incompréhensible par lui. Il ne s'agit pas non plus d'ouvrir pour déboucher sur le vide (FM 225). Or on n'invente qu'à partir de schémas connus, en les utilisant, en les déplaçant ou en se déplaçant dans ces schémas connus et communs. Ainsi Laila Said, lorsqu'elle découvre le lieu qui lui servira de théâtre a-t-elle l'intuition qu'il modèlera son travail de mise en scène :‘the courtyard, lying open before me, was going to give my work its shape, its form’(LS 103) et un dramaturge lui propose en effet une pièce faite sur mesure pour cet espace :‘the play was made to order for the wekala - and it was obviously the caravanserai that Abdal Halim had in mind when he wrote it’(LS 168). Ceci ne signifie pas pour autant que Laila Said accepte la fermeture que représente, a priori, cet espace qu'elle découvre dans un vieux quartier du Caire :

It was hidden away in one of those dark alleys of Cairo , concealed between a vegetable market and a garbage lot. From the outside, it looked like a prison with its huge gray, windowless walls. It must have been a fortress of some sort. [...] An elaborate wooden screen, densely carved in geometric designs, spanned the dorway and veiled the interior. (LS 102)

Enfermement maximal : tout concorde à faire de cet espace une prison. Or, dès que Laila Said pénètre dans ce bâtiment, c'est l'ouverture qui domine :

I edged around the screen and let myself inside. [...] A marble and stone courtyard with an alabaster fountain, surrounded on all sides by balconies opening onto the courtyard, greeted me. [...] Can one feel a sense of elation by just stepping into an open space? (LS 102)

En se déplaçant, le sujet transforme l'espace, le reforme autour de lui. Il faut cependant noter que cette modification, ici comme chez Fatima Mernissi, s'opère à partir de la marge (edged). En se déplaçant, Laila Said accède à un autre savoir à propos d’un lieu où se joue la tension entre l'ouverture et la fermeture. Les moucharabiehs sont le symbole de cette ambiguïté :‘a woman can look out through them, yet remain concealed from the eyes of men’(LS 103) : ouvert vers l'extérieur mais fermé pour l'extérieur , le moucharabieh cache la femme mais la donne à voir comme cachée, invitant ainsi à la transgression de cette limite qu'il établit tout en la dénonçant. Ce bâtiment (dont la structure rappelle exactement celle du harem où vit Fatima Mernissi) devenu bordel, était à l'origine un caravansérail (LS 203), lieu ouvert, lieu de rencontre, lieu de l'Autre. Laila Said cherche, en se l'appropriant, à le rendre à cette vocation première de lieu d'échanges : le théâtre comme lieu d'échanges; mais aussi, faire d'un lieu où l'échange (si l'on peut ainsi parler du commerce des prostituées) est caché (‘what went on inside those dark little enclosures hidden’(LS 103)), un lieu où l'échange se donne à voir. En fait, Laila Said veut déplacer l'activité de la périphérie (les pièces qui sont autour de la cour sur plusieurs étages) vers le vide central (occupé par la fontaine et les dromadaires qui s'y désaltéraient): en se plaçant et en plaçant la scène au centre, elle ouvre l'espace que l'occupation périphérique, au contraire, fermait. Elle se place dans une dynamique centrifuge.

Le théâtre déplace de façon imaginaire (‘the theater transported us to other places’ (LS 44)) et également subversive pour contourner la censure (‘to use history and the Arabian nights tales as a camouflage for criticizing contemporary events’ (LS 40)). Laila Said ajoute à ces déplacements métaphoriques, un déplacement spatial des spectateurs et des acteurs : en changeant le lieu d'où parlent les acteurs, en les rendant itinérants (nomades) (‘Each stanza of the ballad was sung from a different corner of the wekala; [...] different scenes took place in different locations of the theater’ (LS 130)), elle oblige le spectateur à se déplacer, à sortir de sa position d'observateur passif et à devenir lui-même acteur : elle le fait sortir de son point de vue routinier pour le placer dans l'inconfort d'une opinion à faire (‘the audience is caught in-between the two actions, the two predicaments’(LS 130)).En déplaçant l'action, et pas seulement le point de vue, elle modifie la perspective et introduit un jeu, un décalage permanent, qui maintient l'ouverture. Décaler pour repositionner - recaler - un peu plus loin ne serait qu'illusion d'ouverture. Cette transformation perpétuelle de l'espace permet à l'altérité de s'installer de façon définitive, dérangeante, subversive. En jouant toujours à contre-espace (‘You stage an antireligious play [...] in the densest mosque area of Cairo [...]. You stage an antimilitary play [...] right in the middle of army barracks...’(LS 264)), Laila Said refuse précisément que l'espace la modèle. Comme Fatima Mernissi, elle refuse la normalisation du voile et du harem (ou du bordel), formes vides, mais désire créer et occuper pleinement son espace, en tant que sujet libre de ses mouvements et de sa parole, qu'elle ne veut pas prisonnière mais qu'elle veut faire passer :

Il faut de l'espace intérieur pour faire le pas, pour se dépasser un peu, pour se déplacer, au risque d'être déplacé; décalage dans sa propre identité. 1092
Notes
1090.

Voir Seurat, Marie. Une étoile filante.Le destin brisé d’Asmahane. Paris : Grasset, 1998.

1091.

Peut-être s’agit-il aussi de duplicité.

1092.

Sibony, Daniel. Entre-deux. p. 228.