a - Ports, portes, ponts.

L'un des bords géographiques de la traversée est le port d'embarquement : Beyrouth, Alexandrie, Port Said... Mais un port est-il un bord? Si un bord est un contour, une limite, l'extrémité d'une surface, est-ce qu'un port est aussi clairement défini? En fait, un port, étymologiquement est une ouverture, un passage, donc pas une limite en soi. Ports d'embarquement et ports de débarquement, les ports sont des lieux où les directions se croisent. Le port est lieu de croisement, de mélange, d'échange. Il n'est pas une ligne clairement définie, mais un espace flou, mouvant. Parce que la nature du port est d'être cosmopolite, ce port est déjà au-delà de la frontière que le sujet s'apprête à franchir. Le port est un pont qui lie l'en-deçà et l'au-delà du sujet. Mais il peut être aussi le port d'attache qui enferme le candidat au voyage : combien de temps Salom Rizk dut-il attendre avant de quitter Beyrouth qui faillit être le lieu de son dé-rendez-vous avec l'Amérique (osons écrire : dis-appointment at Beirut (SR 84)) .

Le port est le lieu où s'articulent les deux mondes du sujet.

Alexandria ! the meeting place of East and West, the great emporium of merchandise and ideas between Europe and Asia, [...] the connecting link in the trade routes between East and West. (EA ATS 51)

C'est la rencontre avec l'altérité (‘a strange world(EA ATS 51)) dans ce qu'elle a de fascinant (‘a strange and tempting city’ (SR 116)) mais aussi de dangereux : le bombardement des ports (EA ATS 19-21) est la métaphore de cette difficile rencontre avec l'Autre lorsqu'il n'est pas accepté ni reconnu comme tel, alors que les comptoirs commerciaux sont le lieu de l'échange avec l'Autre, cette fois reconnu et accepté comme Autre; dans ce dernier cas, la parole passe alors que dans le précédent, elle est court-circuitée, refusée. La tension entre ces deux positions extrêmes provient entre autres, de la confusion qui règne dans les ports (‘four or five languages spoken simultaneously [...] crowded in upon your ears in a veritable Tower-of-Babel jumble’(EA ATS 52)) : cette superposition engendre un brouillage qui rend le décryptage aléatoire - on est loin du prêt-à-déchiffrer de la pierre de Rosette qui présente les langues et les signes de façon consécutive. La confusion du port est l'écho de la confusion du sujet : toutes ses langues et cultures se mêlent avant de pouvoir s'articuler sur une tablette qui serait l'autobiographie qu'il livre au lecteur, avec son travail de classement, de mise en relation de ses cultures...

Marrakech n'est pas un port mais la porte du désert (FM 173) et comme telle, cette cité remplit la même fonction :

Marrakech [was] the open door to the desert. [...] Marrakech was the city where black and white legends met, languages melted down, and religions stumbled, testing their permanence against to undisturbed silence of the dancing sands. Marrakech was the unsettling place where pious pilgrims discovered that the body was a god too, and that all the rest [...] could fade and disappear when the drums slit the air. People danced in Marrakech, travelers said, when their differing languages did not allow them to communicate. I liked the idea of a city engrossed in dancing, when words failed to create links. (FM 173-174)

Le port est le lieu de la coupure (slit) qui oblige le sujet à trouver de nouveaux liens, de nouvelles articulations. Cependant la coupure, tant qu'il reste au port, n'est pas nette (si tant est qu'elle le soit jamais, ensuite), et elle est d'autant plus dérangeante. Au port, le sujet est, pour la première fois (on se souvient de la récurrence de first) confronté au réel de son désir imaginaire, et ceci fait du port un espace de déstabilisation pour le sujet qui y perd ses repères et doit s'en créer d'autres, inventer un nouveau mode/code de communication et d'expression. Pour la première fois, le sujet est à même de toucher la double réalité à laquelle il appartiendra dès qu'il touchera le bord opposé : le port est la préfiguration de la tension qui se manifestera dans l'espace intérieur du sujet. C'est ainsi que George Haddad repousse plusieurs fois son départ, pressentant son incapacité à faire face à la situation d'instabilité dans laquelle son départ le plongerait.

Dans le port, le sujet n'est plus tout à fait dans son pays d'origine et pas encore dans le pays d'accueil. Sur l'autre rive, il ne sera pas encore complètement dans le pays d'accueil ni complètement coupé de son pays d'origine. Ainsi l'officier des douanes qui inspecte Abraham Mitrie Rihbany à New York est-il syrien (AMR FJ 180-181). Ceci est à la fois rassurant et gênant : le sujet ne parvient pas à rompre totalement et définitivement les amarres qui le lient à ses origines. L'expérience du port lui signifie cette impossible rupture. Il sera toujours relié à ce qu'il fut; croire le contraire, c'est sombrer dans la folie.