b - Traversée.

La traversée, le voyage proprement dit, équivaut aussi à une initiation à ce qui suivra pour le sujet :‘out of Egypt, into middles, passages’(IH OOE 113).

Ce voyage a souvent les allures d'une descente aux enfers où le sujet, gonflé de ses rêves de gloire, est humilié et réduit à un état proche de l'animal, passage initiatique qui lui permet d'entrevoir la réalité de l'Autre avant de comprendre que ce voyage n'aura pas de fin.

Parce qu'ils sont pauvres, les candidats au voyage peuvent rarement accéder au luxe de cabines aérées et confortables sur les bateaux qu'ils empruntent. Ils voyagent donc dans les profondeurs du bateau (‘a maladorous recess on the port side of the lower deck’(AMR FJ 173)),ce qui représente à la fois une descente (et on a suggéré l'importance de la verticalité ascendante dans l'imaginaire spatial) et un rétrécissement de l'espace.

Hundreds of men, women, and children were herded together in a large and filthy cave in the lower regions of the steamer, under conditions which precluded even the commonest decency. (AMR FJ 177)

Par contraste, on l'a déjà souligné, le monde extérieur s'emplit de merveilles et ses dimensions sont accrues. Le sujet qui est étranger à ce monde-là y est diminué, réduit dans son statut même. Le rétrécissement de l'espace qui entraine l'étouffement physique (‘we were almost suffocated’(AMR FJ 174)), réduit le sujet à un corps souffrant (‘much like the neglected wounded in a great battle’(AMR FJ 174 ; 173 ; 178)) et l'abaisse au niveau des animaux avec qui il partage ce trou (AMR FJ 174) fétide (‘ducks and other feathery fellow creatures were kept within wire screens’ (AMR FJ 173)) : au milieu de la basse-cour et des paquets (‘many trunks and bundles of clothing had been thrown(AMR FJ 173)) le sujet devient lui-même un animal (herded est récurrent (AMR FJ 176-177) ou un paquet (‘we all lay piled on top of that heap of freight, across one another's bodies’(AMR FJ 174)). Les verbes à la voie passive abondent : ‘we were herded’(AMR FJ 176-177) ,‘we were marched out’(AMR FJ 177)... Le sujet est réduit à l'état d'objet et perd la parole (‘the ducks gave screams of terror [...] and we did no less’(AMR FJ 173-174)).Salom Rizk lors de son retour en Syrie sur le bateau fasciste (SR 254) transportant des juifs allant en Palestine, rapporte des scènes identiques (SR 255-256) :‘the crowded litter of humanity’ (SR 256).L'émigrant est dépouillé de ses biens (Abraham Mitrie Rihbany dit comment le voyageur est exploité (AMR FJ 171-172 ; 175) avant d'être dépouillé de son statut de sujet. Il y a là comme un passage initiatique où l'individu doit sortir purifié de cette épreuve afin de pouvoir se présenter devant le Saint des saints : ‘England! Mecca! [...] the pilgrim had arrived at the shrine of his gods’ (EA ATS86).

A l’occasion de cette descente aux enfers, le sujet fait aussi l'expérience de l'altérité . Edward Atiyah voyage avec d'autres étudiants : parmi eux des Indiens, issus de cette même carte colorée qui fascinait l'enfant qu'il était, qui se révèlent, à sa grande surprise, être anti-britanniques. Leur expérience de la règle coloniale britannique préfigure celle que vivra Edward Atiyah à Khartoum lorsqu'il sera exclu des cercles britanniques. Le voyage permet de commencer de mesurer l'imaginaire à l'aune de la réalité. Le sujet, ébranlé dans ses certitudes, dans le sens qu'il donne à son voyage, se voit contraint de redéfinir sa position par rapport à l'Occident. Dans le miroir que lui tendent ses semblables (‘like me, they had read Burke and Shakespeare. Their speech was my speech. They had adopted the thought of England. Their appreciations and values were those of British culture'(EA ATS 86)), il est contraint de voir la différence (‘we drifted apart [...]. There was a wide gulf between us.(EA ATS 86)) qu'il avait toujours cru pouvoir nier. Le voyage, en ouvrant son horizon, ouvre aussi une faille dans le mur protecteur menteur de l'endoctrinement de son éducation. S'il tente encore de les nier, la faille, le soupçon sont désormais présents et le but du voyage devient plus flou :

The English Channel; a bitterly cold wind and menacing clouds. A dense mist on the horizon, and through this mist, emerging gradually in dim outline, a bleak white cliff - England! (EA ATS 86)

Si l'image est toujours de verticalité, elle n'a plus la netteté de celle de l'Angleterre triomphante et triomphale du bombardement de Beyrouth ou de Victoria College. On se souvient aussi de l'arrivée de Ihab Hassan aux Etats-Unis par la zone incertaine du bayou, totalement étrangère à la verticalité de la Statue de la Liberté. La terre d'origine s'estompe (‘I remember the harbor of Beirut slipping away and fading into the sea’(SR 117) mais la terre d'accueil en est, contre toute attente, le miroir.

L’espace de la traversée se révèle donc comme un espace ambivalent où le sujet est suspendu entre deux lieux (‘suspended between two continents in midair’(LS 202)) : un passage. Le sujet est entre deux lieux, dans l'entre-deux, dans un état d'attente, de latence. Il est à la fois coupé de sa terre d'origine tout en y étant encore lié, déjà lié à la terre d'accueil sans y être encore. Il est à la fois dedans et dehors, dans un lieu non-lieu, un temps non-temps :

I remember the long days, the endless, endless days of water, when it almost seemed that America had sunk into the sea and we were lost forever in an infinite expanse of sea. (SR 118)

Le non-être qui précède naître, être?