c - Le voyage pour rien : cabotage et dérive.

Il arrive que la traversée soit un échec.

Trop timorés, certains préfèrent le cabotage à la marine au long cours. Ce sont ceux qui s'installent plus ou moins définitivement dans leur communauté d'origine implantée en Occident. Ce passage plus ou moins obligatoire où ils retrouvent famille, amis (SR 117) émigrés avant eux, peut être un piège. Ceux qui restent dans cette communauté vivent en marge de l'Occident (‘on the verge’(SR 152)) : ils y sont sans y être. Ce que cette communauté étrangère vit et met en oeuvre est sa propre représentation imaginaire de l'Occident : le discours des amis syro-américains de Salom Rizk est ponctué par l'adjectif American (‘a real American good time(SR 146),‘be Americanized’(SR 147...)), ce qui signifie que ce qu'ils font n'est pas réellement américain. A demeurer dans cette communauté, le sujet se place hors-jeu, hors-je : la communauté décide à sa place dans sa stratégie d'enfermement dont il a été question auparavant. Quitter cette communauté, c'est quitter une nouvelle fois le port, (les eaux troubles du port), rompre cette fois définitivement les amarres pour affronter seul la haute mer, c'est-à-dire l'Autre (‘It was the first useful and independent thing I had done in weeks. I had asserted myself and I was free’. (SR 145)). Le sujet affronte alors une autre traversée, celle du continent américain, autre traversée initiatique avec ses bonnes et ses mauvaises rencontres, les bonnes et les fausses routes, repoussant toujours plus loin la ligne d'horizon. Rester au sein de la communauté orientale, c'est ériger cette ligne d'horizon en mur infranchissable; le bateau tourne alors autour de son ancre et le vendeur itinérant revient inexorablement se réapprovisionner à la même source (AMR) : George Haddad fait sans cesse l'aller-retour entre Orient et Occident, incapable d'être autrement que de passage. Etre de passage, dans l'impossibilité de se fixer ici ou là-bas : mais n'est-ce pas le sort de tous ces voyageurs de l'autobiographie qui font et refont le voyage au fil des pages?

Plus dramatiquement encore, des Moawiya (EA ATS) sont refoulés à la frontière: refusés dans le port d'accueil, ils ne sont plus acceptés dans le port d'origine (métaphoriquement ou réellement). La peur d’un tel refoulement est bien ancrée chez les candidats à l'immigration.

I was told by well-informed fellow passengers that [...] I stood in danger of being deported because the immigration laws in America required an immigrant such as I was [...] to give satisfactory evidence that he had no less than twenty dollars (the sum must have been a mere guess) on his person; otherwise he could not be admitted into the United States. [...] To be deported to Turkey! Just think of it! Had my blossoming hopes come so near fruition only to be blasted. (AMR FJ 179-180)

Cette crainte ne semble d'ailleurs pas tant fondée sur des faits (the sum must have been a mere guess) que sur un problème d'identité (an immigrant such as I was). Le candidat à l'immigration doit être conforme, adéquat à une certaine image que les autorités de l'immigration se font de lui : une altérité limitée. Celui qui serait radicalement Autre et qui se tiendrait à cette altérité serait refoulé. Laila Said en pleine guerre israélo-arabe a tout à fait conscience de ce qu'elle doit taire pour être admise à franchir la frontière: ‘he was searching my luggage, but he should have been searching my heart, for it was there that I concealed my hostility to America’ (LS 61).Ainsi au chauffeur de taxi qui lui demande d'où elle vient, répond-elle qu'elle vient du Proche-Orient, vérité vague qui ne l'engage pas, alors que lui poursuit: « Israel? » he asked hopefully. « Egypt « I answered. » « Sadat » , he commented after a moment's pause » (LS 134) : échange lapidaire qui éclaire cette peur de se montrer trop différent de l'image attendue, convenue. Il y a comme un pacte entre les deux parties qui rend l'Autre acceptable, et comme tout pacte, si l'une des parties le rompt, l'autre partie ne se sent plus tenue d'assumer sa part du contrat.

Or, certains individus ne sont pas conformes à cette image imaginaire de l'Autre et se voient exclus, refoulés des deux rives. Moawiya fait le chemin dans les deux sens mais cultive une altérité inacceptable pour ceux à qui il se confronte. ‘Moawiya's heart was elsewhere’(EA ATS 144) : il est toujours ailleurs, toujours autre, donc inquiétant (‘The government found him alarming(EA ATS 179)), donc rejeté, à la dérive. Refouler l'Autre à la frontière, n'est-ce pas refouler la part d'altérité en soi? La laisser dériver, n'est-ce pas lui donner la possibilité de trouver un autre port, un port ennemi (‘harbouring a grievance against the Sudanese Government for having denied him the chance to live and earn a living in his country’(EA ATS 179)), la folie (‘a whole personality had desintegrated [...] and fallen back into its primitive trembling nakedness(EA ATS 181))?

Dans tous les cas, ces voyages sont des anti-voyages dans la mesure, où, au lieu de l'ouverture promise ou désirée, ils conduisent à un rétrécissement, voire à une impasse. L'initiation manquée réduit l'espace à un point de non-retour pour ceux qui dérivent s'éloignant toujours plus des voies connues sans pour autant en ouvrir de nouvelles. Paradoxalement, pour ces candidats malheureux, leur voyage n’est que du sur place.