c - Entre-deux synthèse.

Salom Rizk, bébé orphelin, est nourri au sein de toutes les nourrices disponibles, sans discrimination :

How was she to feed me, a motherless babe? [...] My grandmother solved the problem by begging milk of other mothers, and it did not matter who the mother was. [...] My grandmother did not discriminate between Christian, Mohammedan, Jewish, or Druse mothers. They all fed me. As a result I became the object of a strange fear and superstition. In Syria there is a saying that he who drinks the milk of a cow becomes like a cow. I had drunk the milk of Christians, so I should become a Christian. But I had also drunk the milk of Mohammedans. Would that make me a Mohammedan? No. I could not be a Christian or a Mohammedan at the same time. What was I, then? I was a child of Shaitan, the devil. Who else but the devil could inspire a baby to drink the milk of mortal enemies, of people of whom God disapproved? [...] I would turn out to be a monster. I must be avoided. (SR 16-17)

Ce trop de mères qui fait de lui la synthèse des divisions religieuses des Libanais fait aussi de lui un exclu. Ainsi, l'individu qui ne parvient pas à s'ajuster à l'une ou l'autre culture est-il exclu et celui qui parviendrait à s'y ajuster en les ajustant en lui serait également exclu. Au lieu de l'inclure dans chacun des groupes, cette synthèse l'exclut de tous; il devient Autre pour tous, au lieu de devenir même.

La synthèse, la formation d'un tout à partir d'unités diverses, est une harmonie recherchée, désirée par les individus placés dans l'entre-deux :.

My past and my present, my first love for England and my subsequent revolt against her, my Syrian background and my English education, my old loyalty to the British Empire and my new loyalty to the cause of Arab nationalism, were now reconciled in a new synthesis of emotions and ideas. [...] Not only had two warring ideals made peace in my mind, but indeed two parts of me, both real and inescapable, had at last fused into harmony. (EA ATS 183)

Toute la fin du texte d'Edward Atiyah tend à montrer que cette union des contraires est réussie. Notons cependant qu'il s'agit d'un système binaire, procédant de ces clivages imaginaires qui ne laissent pas place à l'Autre, puisqu'il ne s'agit que d'un jeu de miroirs inversés et d'adversité et non pas de véritable altérité. Edward Atiyah présente son mariage avec une Anglaise, Jean Levens, comme la projection de cette synthèse intérieure. Avec la métaphore du gâteau sans oeufs (‘how difficult it is to make cakes without eggs. I've tried hard, but they just won't hold together(EA ATS 162)), on revient au problème du liant, du lien. Sans lien, il n'est pas de synthèse possible. Ce lien, c'est le Même, que la mère d'Edward Atiyah recherche dans sa belle fille (‘It seemed to them that Jean was quite free from the unpleasant characteristics associated in their minds with the British race. [...] «You are so nice that one can't believe you are English.»(EA ATS 162)). Mais il semble que ce n'est pas cette quête du Même qui permet de trouver, de créer, un compromis novateur, ni d'ailleurs la quête de l'Autre. Edward Atiyah et sa femme, au Soudan, semblent renvoyer le Même et l'Autre dos à dos :

We did not belong to the British community, and indeed had no desire to belong to it. We did not wish to belong to any community, and shut ourselves up in a narrow and national circle. We wished to be able to make friends everywhere and live a cosmopolitan life. (EA ATS 177)

Ce à quoi ils visent c'est la neutralité, une sorte de coupure maximale - être neutre, c'est appartenir ni à un groupe ni à l’autre:‘going to a neutral country, and leading an absolutely independent life as a couple of cosmopolitans, free from all family and national complications’(EA ATS 123).Cette neutralité serait exactement une suspension entre deux lieux, deux espaces, mais déconnectée de l'un comme de l'autre; elle aurait donc assez peu de chance de se perpétuer ainsi, sans les liens nécessaires qui la rendent viable. D'ailleurs, il y a tension et contradiction dans les termes mêmes du discours ; neutral et cosmopolitan s'affrontent, le premier disant la coupure, l'autre le lien (le cosmopolitisme consiste à avoir des liens avec tous). L'un comme l'autre sont des désirs imaginaires de totalité, totalité ouverte par le second (elle englobe tout le monde), totalité fermée par le premier (le sujet l'occupe tout entière). Il semble s'agir d'un désir de remplir totalement l'espace de quelque façon que ce soit, pour nier que les deux bords sont séparés. D'ailleurs le dernier chapitre (EA ATS chp. XXXIX) multiplie les signifiants de la totalité (oneness, everything, whole, communion, community, integration, unity, co-operation... (EA ATS 220) parmi lesquels le sujet disparaît au profit d'un we universel. Est-ce là la synthèse idéale?

Non, dans la mesure où elle nie l'Autre en tant qu'Autre et refuse l'échange avec l'Autre. Cette synthèse là nie la coupure dans le sujet :‘There were no more any tensions in my life arising out the clash of race or nationality’ (EA ATS 177).

Daniel Sibony définit l'entre-deux comme un lieu d'accueil des différences qui se rejouent 1093 . Et Salom Rizk, nourri aux laits de la différence, est sans doute celui en qui cet entre-deux, ce passage, est le mieux actualisé. D'ailleurs, en s'intitulant Syrian Yankee , il revendique cette altérité fondatrice des deux rives de son être. D'autres écrivains soulignent le lien (A Bridge Through Time) ou le passage (A Far Journey), mais nul mieux que Salom Rizk ne dit l'écart qui produit un trajet nouveau 1094 dans lequel le sujet s'articule à l'Autre 1095 au lieu de rester hors des deux, de ne pas s'engager 1096 .

L'entre-deux, c'est l'acceptation d'une identité toujours remise en cause. Laila Said après son entretien avec le professeur Edward Said écrit :

We were both exiles of a sort : we both lived with one foot in the Arab world, another in the West. We thought in English, but conversed in Arabic, and we shared an uneasiness with both these cultures. (LS 137)

Pour Daniel Sibony, ce voyage dans l'entre-deux, est un voyage aux confins du nommable; en extraire un nom, ne pas tomber dans l'innommable [...] Ces voyageurs du désir se déplacent aux confins des noms, entre les choses et les noms 1097 . C'est bien là le vrai problème de nos auteurs, le vrai sens de leur autobiographie, trouver leur nom secret, celui qui leur ouvrira les portes magiques des deux mondes entre lesquels ils oscillent (FM 190).

On a dit que le port est un des lieux privilégiés de l'entre-deux, à la fois bord et espace intermédiaire.

Aller ailleurs pour revoir ici d'ailleurs, de l'ailleurs invisible qui est ici. [...] [C'est] un travail de corrosion et de subtiles métamorphoses de l'un par l'autre et de soi par les deux. Aller là-bas pour retravailler l'ici à partir du temps d'ailleurs, de l'autre temps puisé ailleurs pour accéder au temps d'ici. 1098

Quel est cet ici, le port et le lieu passage, sinon le corps, seul espace propre dont le sujet puisse saisir les contours? Mais le peut-il vraiment ?

Notes
1093.

Sibony, Daniel. Entre-deux. p.13.

1094.

Sibony, Daniel. Entre-deux. p.318.

1095.

Sibony, Daniel. Entre-deux. p.15.

1096.

Sibony, Daniel. Entre-deux. p.318.

1097.

Sibony, Daniel. Entre-deux. p.330.

1098.

Sibony, Daniel. Entre-deux. p.305.