Lorsqu'il ouvre les livres d'Abraham Mitrie Rihbany, de George Haddad, de Gregory M. Wortabet ou de Laila Said, ce que le lecteur découvre en premier, c'est une photographie, représentant l'auteur. Abraham Mitrie Rihbany est en train d'écrire (ou de faire semblant d'écrire puisqu'il fixe l'objectif); Gregory M.Wortabet tient des papiers à la main, et sur la page d'en face, sous le titre et le nom de l'auteur on a une vue de Jérusalem (‘El Aksa and the Mount of Olives’); George Haddad est assis entre deux de ses enfants; Laila Said dans un vêtement sombre occupe de façons diverses un même décor, alors que la quatrième case de la page est occupée par le titre du livre et son nom : quatre manières d'occuper l'espace extérieur et l'espace de la page titre du livre, quatre corps saisis dans leurs rapports à l'espace et à l'écriture.
Sous la photographie de George Haddad, la légende déclare l'autorité de ses enfants sur lui - figurée par leur station debout ; on apprend dès la page suivante que c'est la fille qui a noté par écrit les déclarations de son père ; sa position dominante sur l'image annonce sa position déterminante dans l'écriture du texte ; si son père est en avant, comme il est au centre du texte, il n'est cependant pas l'autorité qui écrit; de la même façon, le rôle déterminant du fils dans le retour du père aux Etats-Unis apparaît dans sa position verticale à côté de sa soeur. Si George Haddad est au centre de l'image, si son nom apparaît en premier dans la légende, il n'empêche que tout dans cette mise en espace lui dénie ce rôle central. D'autre part, l'absence de fond à la photographie les place dans un non-lieu : on a dit comment George Haddad est incapable de s'installer où que ce soit et ce vide de décor dit cette absence d'ancrage.
Pour Abraham Mitrie Rihbany, l'écriture et la responsabilité du sujet dans l'écriture semblent fondamentales : le sens (direction) de l'image, du corps à la feuille de papier à la signature, donne à lire un processus où c'est le corps qui écrit et où la signature est l'empreinte du corps : le corps se fait verbe et la représentation suivante d'Abraham Mitrie Rihbany sera, en effet, une carte de visite. Le sujet réduit à son nom sur du papier, limité par les lettres de son nom dans les deux langues : du corps imposant qui occulte l'arrière-plan (un bureau), il ne reste que quelques lignes, quelques signes - comme si ce corps [...] était ce transformateur qui, matériellement, change la réalité en mots 1099 . Et ceci pose la question du sujet, même et autre, que cette représentation multiple reformule : J'écris, je me regarde écrire, et que vois-je? Je me vois en train de me remplacer moi-même par un autre. Un autre qui portera mon nom, mais ne sera cependant pas celui qui, ici et maintenant, écrit : Je 1100 . N'assiste-t-on pas ici au passage du corps au corpus, les mots embaumant l'absence du corps du sujet 1101 .
Gregory M. Wortabet, occupe aussi largement l'espace (en arrière-plan on devine un paysage) pour céder la place à une vue de Jérusalem, dans le premier tome. Dans le second, une autre vue de Jérusalem (la mosquée d'Omar) est placée au centre de la page de titre, mais la photographie de l'auteur a disparu. On a dit qu'il tient des papiers, deux carrés, peut-être les deux gravures comme s'il se prolongeait dans cet espace qu'il va s'employer à parcourir et à décrire dans les deux tomes de son livre : un corps propre qui se ferait espace commun. Cependant en disparaissant, fait-il vraiment passer l'arrière-plan au premier plan? En se prolongeant dans ces deux feuilles de papier, il s'y inscrit et comme dans la photographie initiale, y occupe l'espace au détriment de son sujet. Il signe là, en quelque sorte, l'absence de la Syrie - on a dit ailleurs comment le discours orientaliste qu'il tient occulte l'Orient au profit de l'Occident.
Laila Said, dans sa triple représentation, dit aussi le déplacement du corps dans l'occupation d'un territoire spatial. Il s'agit ici d'une femme, encagée (ou ententée selon le mot du Président Sadate) dans un vêtement sombre, informe; mais il ne s'agit pas du vêtement traditionnel. Il y a donc manipulation dans la mesure où un regard rapide peut tromper sur la nature du vêtement. Ce léger glissement se poursuit avec la position de la silhouette qui change de façon à peine perceptible d'un cadre à l'autre : on passe d'un profil à un plan de trois-quarts, avec une main qui se dégage de la masse sombre; on passe d'un espace longiligne à une surface plus large, signalant une plus grande liberté d'action. Cependant le vêtement noir (costume de théâtre?) qui indique le corps et le délimite (grâce au contraste des couleurs) l'interdit 1102 et lui interdit un espace plus vaste : le corps-forteresse gardé(e) de l'intérieur et de l'extérieur. D'ailleurs, le quatrième cadre, celui qui contient le titre, inverse la direction. La forme sombre (une bande dans laquelle s'inscrit le genre du livre : A Memoir) de verticale devient horizontale : sens – accès - interdit? Elle redevient aussi plus fine, par comparaison avec le reste de l'espace. Cette bande sombre n’est pas le nom de l'auteur qui lui, apparaît en dessous, symétriquement au titre : cela signifie-t-il une dissociation du corps et du nom (on se souvient de la page inaugurale où Laila Said récuse la nomination de la femme par sa maternité (LS 9)? Corps propre interdit pour avoir accès au nom propre?
Le corps se donne à voir et se dit problématique dans ses rapports avec son espace et son écriture. S'il se donne à voir, c'est qu'il a besoin de se donner une réalité clairement délimitée. De la même façon qu'Isaak Diqs éprouve la nécessité d'ouvrir son texte par une carte de Palestine (ID 12) où il figure l'emplacement de sa tribu (avant l'exil) pour préserver la cohérence de son souvenir et de son désir de retour au moment où son texte éclate en une mosaïque de récits qui est la reproduction du morcellement de la tribu et du pays tout entier, ainsi que du sujet, donc, de la même façon, un certain nombre d'auteurs veulent montrer un corps entier alors que leur texte dira son morcellement :
‘ How tell that story of disjunction [...] ? In scenes and arguments of a life time, re-membered like the scattered bones of Osiris. (IH OOE ix) ’Si l'écriture autobiographique est une quête d'Isis (Le manuscrit que je tente de reconstituer est défiguré, à jamais mutilé par la perte d'un seul fragment : écrire est une chasse éperdue, une quête d'Isis, pour tenter de retrouver le fragment qui manque, une tentative désespérée pour rattraper ce qui est perdu, pour recouvrer ce qui m'échappe et s'échappe 1103 ), on sait que le corps osiréen n'est jamais reconstitué totalement, même si Isis offre aux temples des simulacres du corps de son divin époux : il s'agit d'une tromperie, d'une manipulation. Fouad M. Al Akl, médecin de son état, donc quelqu'un qui en sait long sur le corps, utilise des trucages et des montages photographiques, comme son âne volant sur lequel il se met en scène:
‘ I had shot an immense vulture with a wing-span of some nine feet, breaking one wing so that it could no longer fly. That gave me the idea for a camera trick getting the bird up on the donkey's back with his head hidden […] and his wings held stretched by two boys, I climbed behind it and the picture was snapped. This elaborate arrangement gave the donkey no entertainment and to quiet him we had to bandage his eyes with a scarf. (FMA 42-43) ’Pour que cela ait un effet, il faut des complices et il faut que certains ferment les yeux sur ces manipulations. Mais il arrive que des trucages ratés révèlent la vérité cachée :
‘ The Commander [...] decided to have a picture taken of himself in the [...] uniform. But the old one ruined by moths, had been discarded. [...] The photographer [...] suggested that he procure a picture of the uniform from his tailor's catalogue. The photographer, then took a picture of the Commander's head and pasted that on the catalogue cut of the uniform. Oblivious to the different scale of the two pictures, he photographed the proportionately large head surmonting the small uniform cut which had made of the Commander's likeness a grotesque travesty. (FMA 105-106) ’Alors que penser des photographies placées en tête d'ouvrage? Révèlent-elles ou cachent-elles la vérité?
Dans un premier temps, elles semblent dire que le sujet est maître de sa signature, de son nom et de son corps. Mais le sujet est-il maître de cet espace a priori propre et privé qu'est son corps?
Noel, Bernard. Treize cases du Je . p.16.
Noel, Bernard. Treize cases du Je . p.20.
« Les mots ne sont que des signes embaumant l'absence des choses. » ( Noel, Bernard. Treize cases du Je. p.20).
« Le signe qui indique le corps est également ce qui l'interdit. » ( Noel,Bernard.Treize cases du Je. p.36).
Laporte, Roger. Fugue . p. 72.