a - Corps-code social.

Le corps est un espace socialisé dès avant la naissance. Abraham Mitrie Rihbany et Laila Said (l'un les encourageant, l'autre les dénonçant) parlent longuement de la naissance (et de la non-naissance) et des rites qui l'accompagnent, inscrivant sur le corps de l'enfant les règles de l'espace dans lequel il pénètre. Ces rites de naissance sont répétés au moment où le candidat à l'immigration est contraint de passer une visite médicale avant qu'on ne lui délivre le visa nécessaire à sa seconde naissance (FMA 14 ; IH OOE 99). ‘Teams of Egyptian physicians [...], then American specialists [...] examined me [...] for every trace of mental or physical degeneracy’ (IH OOE 99) : il s'agit, lors de cette épreuve, de remplacer un texte (trace) par un autre texte, imprimant au/sur le corps ( qui devient ainsi palimpseste bilingue) de nouvelles règles.

L'apprentissage de l'hygiène corporelle est un apprentissage de la sociabilité, d'autant que le hammam joue un rôle fondateur dans ce double apprentissage :

Le hammam est un lieu de vie qui dépasse sa fonction annoncée pour donner corps à un ensemble de conduites codifiées relevant de la pratique collective. 1105

A cet effet, il n'est pas indifférent que Fatima Mernissi achève son enfance au harem par l'épisode du hammam où son petit cousin est désigné comme mâle et non plus comme enfant asexué (FM chp. 22), ce qui signifie que la petite fille est désormais femme : le hammam, par le traitement et la séparation des corps, préfigure les clivages du harem. La coupure des sexes se joue autour du corps :

The critical split between Cousin Samir and myself occurred when I was tiptoeing into my ninth year. [...] Samir tried to convince me that beauty treatments were of secondary importance, and I tried to convince him that nothing could be expected from a person who neglected his or her skin, since it was through the skin that we felt the world. (FM 231)

La femme est confinée dans les limites de son corps (through the skin) alors que l'homme a accès au monde extérieur. D'ailleurs, le petit Samir répond par une prise de parole qui fait Loi à Fatima qui s'applique à travailler l'image du corps :‘God is the only one who creates beauty. It is not by applying henna, ghassoul - that vulgar clay – [...] that you'll transform yourself into the moon. Besides, God says that it is unlawful to change one's physical form’(FM 232-233).L'interdit est prononcé : la porte du harem est fermée à double tour. Toute tentative de modifier le corps comme l'ordonnancement de l'espace social serait sanctionnée. On se souvient qu'il existe une terrasse interdite dans le harem de Fatima où se passe précisément la scène qu'on vient d'évoquer. Le hammam en inculquant un certain usage de l'espace et du corps inscrit les fondements du harem intérieur dans le corps des filles comme dans celui des garçons. Dès lors, ne peut-on pas lire les masques de beauté fabriqués et appliqués avec tant de soin par les habituées du harem comme une fermeture supplémentaire, un cercle de plus à ajouter au vêtement puis à la cour et aux grilles du harem ? D'autre part, si quelques-unes parmi les femmes du harem se montrent rebelles et aventureuses, prêtes à franchir les interdits, pour le corps, seule la tradition vaut : ‘Innovation was not at all welcomed. Everyone [...] relied heavily on tradition’(FM 235).Ainsi, malgré toutes les apparences contraires et les dénégations, le discours traditionnel sur le corps se pérennise et l'inscrit dans un espace immuable.

Si une inscription autre interfère avec les marques d'origine, il y a peur de n'être pas reconnu pour ce qu'on est. Ainsi, Salom Rizk et Abraham Mitrie Rihbanyaux Etats-Unis, parce qu'ils sont réduits à la pauvreté, ne peuvent-ils plus être propres. La saleté brouille la lisibilité de l'individu :.

[My hands] looked very rough and ungainly, and the knuckles were creased with dirt from cleaning the boss's basement. [...] I felt more unkempt and alien than when I first arrived on the boat in New York. [...] I was almost frightened at myself, at my audacity in thinking that such a wild creature as I was could make an impression with clean, well-dressed, educated Americans. (SR 169-170)

On remarque comment le transfert de la poussière sur le corps lui confère les caractéristiques de l'espace d'où elle vient : les villes orientales, représentées dans leur saleté, étaient synonymes de chaos, de désordre; sale, l'individu devient à son tour élément de désordre (wild); il est déplacé. La lecture de la relation à l'Autre passe d'abord par les signes corporels et c'est cette saleté qui donne à Salom Rizk le désir de fuir, et non pas toutes les autres raisons d'ordre intellectuel qu'il pourrait avancer à ce moment précis. Abraham Mitrie Rihbany, malgré sa pauvreté, choisira la chambre la plus chère parce qu'il est possible de s'y laver (AMR FJ 189-192). Il y est question d'ablutions (AMR FJ 189), dont le sens premier est religieux. Même pour les non-musulmans (Abraham Mitrie Rihbany est chrétien) la toilette est vécue comme un rite purificateur qui rend au corps sa structure textuelle. Le corps peut aussi faire signe à d'autres corps-signes dans la mesure où son inscription est accessible à l'Autre.

Le vêtement, couche supplémentaire dans la délimitation et la pratique de l'espace imparti au corps, est un autre signifiant donné pour et à l'Autre. Le port du vêtement est aussi codifié que les rites de l'hygiène et dépossède le sujet de son corps. Un des exemples les plus significatifs est celui de la robe de mariée de Laila Said : mariage imposé, robe trop serrée qui emprisonne le sujet : la robe recadre ce qui s’écartait des limites permises. Le signifiant tight est récurrent (LS 12 ; 16 ; 25), désignant à la fois la robe et l'espace accordé à Laila mariée sans avoir été consultée (‘Is this how they marry you off?’(LS 12)). Le vêtement est une reproduction de l'espace social assigné à l'individu. On a déjà fait allusion au voile comme reproduction de la structure du harem. Le voile est le signe de la confiscation du corps féminin :‘Iranian women wore the chador so as not to be sex objects, so that men would address themselves to their minds.’(LS 222); mais c'est aussi celui de la confiscation de leur statut de sujet : lorsque Laila Said écrit : ‘the young women's eyes masked by their black veils’(LS 222) n'entend-on pas Women's I? Comme le hammam qui inscrit la coupure dans le corps des individus, le costume inscrit la coupure dans le corps social : la femme à l'intérieur (du voile), l'homme à l'extérieur.

Le costume masculin est aussi codifié et emblématique de certaines positions, sociales ou politiques. Pour Edward Atiyah, le choix du vêtement traditionnel ou du vêtement occidental est significatif du positionnement de l'individu (EA ATS 36 ; 43 ; 45 ; 49). Si le choix du costume occidental est censé témoigner de la modernité de l'individu (en optant pour l'habit occidental, il opte pour les habitudes de l’Occident), il modifie son rapport à l'espace. On a dit comment l'arrivée en Occident était marquée par un rétrécissement : l'habit occidental, ajusté, en est le symptôme.

When I first donned this fashionable but strange garb, I was ashamed to appear where people might look at me. The lower half of my person felt quite bare and my legs seemed uncomfortably long. The habit of sitting on the floor often asserted itself unconsciously, and occasionally endangered the seams of the newly acquired costume. My townspeople most uncharitably called me « the man in tights » . Happily for me, I only put on the strange garb on special occasions, and retained with it the Turkish fez as a connecting link between the East and the West. (AMR FJ 154 et 176). 1106

Bien que participant de la verticalité (legs, long), l'habit entrave le mouvement et le modifie : il est adapté à une certaine gestuelle (ici,  c'est la position assise habituelle aux maisons orientales qui est, en quelque sorte, condamnée 1107 ). Le sujet est reformé par ce nouveau cadre vestimentaire et contraint à une nouvelle pratique de l'espace imposée par la nouvelle limite que représente le nouveau vêtement. On peut supposer qu'à partir de là, c'est toute sa relation à l'Autre qui sera modifiée, altérée. Le vêtement autre (strange) le coupe de ses semblables qu'il fuit (ashamed) : réduit à ses propres yeux, il est réduit aux yeux de ses concitoyens. Le vêtement, hors de son contexte, opère sur le sujet un véritable déplacement. Alors que le vêtement traditionnel, même lorsqu'il est considéré par certains progressistes occidentalisés comme un déguisement folklorique (‘a picturesque fancy dress(EA ATS 45)) donne à celui qui le porte sa juste dimension dans son espace approprié :

In the evening, he was always dressed like a Sheikh, but what a Sheikh! Red native slippers, white socks, a white silk Caftan, a white belt, a white wollen jibba, a white skull-cap and, round it, a neat white turban. (EA ATS 45)

La blancheur (le signifiant white est répété cinq fois) et la netteté (neat) signifient la clarté du contour, du sujet et de sa position dans son environnement sans les demi-mesures du couvre-chef, lien entre les deux mondes d'Abraham Mitrie Rihbany. Il y a la dignité (‘the dignified [...] silk Caftan’ (EA ATS 43)) du sujet pleinement maître de lui (a Sheikh). Le vêtement dit clairement la place du sujet et son statut dans l'espace où il se trouve. Il le désigne comme étranger, autre, ou pleinement participant de cet espace social. Ainsi, le père d'Edward Atiyah semble-t-il avoir deux attitudes, deux vêtements, selon qu'il est dans ses fonctions, au service de l'administration britannique, ou chez lui, dans un milieu arabe : il existe une limite entre les deux (la barrière coloniale) qu'il marque dans son comportement vestimentaire et, ce faisant, il la reconnaît.

La pratique vestimentaire est l'inscription d'une codification sexuelle, sociale, politique sur le corps de l'individu. Certains vêtements sont la marque de tabous, d'interdits. L'entre-deux vestimentaire brouille les repères et rend le sujet maladroit, mal à l'aise dans les espaces qu'il essaie de lier en lui.

Ces quelques notes sur le vêtement montrent encore comment le sujet est dépossédé de son corps par le texte qu'est le vêtement, texte qui enferme l'individu dans un certain nombre d'habitudes gestuelles qui n'apparaissent que lorsque le sujet tente de se réapproprier son corps en changeant les règles du jeu vestimentaire (en s'asseyant par terre avec un pantalon ajusté, par exemple).

Si cette appropriation du corps par l'Autre est assez inconsciente il est d'autres agressions senties directement.

Notes
1105.

Chebel, Malek. Le corps en Islam. p.23.

1106.

Une photographie accompagne cet extrait du texte sur laquelle Abraham MitrieRihbany est assis sur unchaise.

1107.

Chebel, Malek. Le corps en Islam. p.32.