b- A son corps défendant.

Le corps est exposé le premier lors des guerres qui sont l'arrière-plan de tous les textes concernés. Guerres coloniales, guerres fraticides, exil, le corps voit son espace modifié, bouleversé, volé, violé. Une analogie ou plutôt une identification, s’établit entre la terre et le corps : la guerre est une maladie qui affecte la terre et y laisse ses traces :

On our way we passed [...] a ruined fort, the face of which was much disfigured by the cannon balls of the British squadron, during the blockade of Syria in 1840. It looked as if it had an attack of the small pox. (GMW vol. 1 75)

On remarque les signifiants corporels : face, disfigured et même balls, qui annonce les images de viol.

La guerre revient à l'appropriation de la terre par l'Autre et à l'expulsion du propriétaire (ID 71) et ceci passe aussi par l'appropriation des corps comme le montrent de nombreux passages des textes de Fawaz Turki (entre autres). La guerre est un corps à corps qui mène à un déplacement des corps avant de conduire à un déplacement dans le corps.

Le corps à corps proprement dit est rarement décrit : peu d'auteurs ont vécu sur les lieux mêmes de la guerre, et ce qu'ils en rapportent participe la plupart du temps de la réappropriation d'une histoire racontée par des témoins, ou de l'imaginaire. Le corps à corps est plutôt leur face à face avec les traces sur le corps de l'Autre de ce corps à corps. Edward Atiyah, lors du bombardement de Beyrouth, protégé derrière les murs d'une école britannique (EA ATS 19-21) ou encore lors de la déclaration de la Première Guerre mondiale, dont il vit les épisodes depuis le Soudan (EA ATS 37-40), n'est jamais en contact direct avec la violence de la guerre. Il la vit entièrement sur le mode imaginaire - il s'agit d'un spectacle (EA ATS 20) ou d'un livre d'images (EA ATS 38) qui laisse au sujet la plus grande part d'investissement imaginaire : il se trouve du côté des vainqueurs, du côté des maîtres, inversant les positions habituelles du minoritaire colonisé. Le corps ici atteint par la guerre n'est pas un corps réel, pas un corps de chair, mais le corps politique ou le corps social. Ce déplacement lui permet d'excuser sa jouissance (‘I gloated with a sense of triumph unsoftened by any feelings of pity for the slain and wounded, or for their people. And yet I am sure that had I heard of a dog killed [...], I should have cried.’(EA ATS 21)), de la nier comme telle. Pour Salom Rizk, la confrontation avec les corps meurtris est de l'ordre du réel. Après la bataille, le champ de bataille est couvert de cadavres :

I came upon a battlefield strewn with the corpses of the fallen soldiers - mangled and twisted bodies, stripped and looted of boots and belts and decaying like so many animals in the hot Syrian sun. (SR 28)

Ces corps-là n'ont rien en commun avec les contes de sa grand-mère ni avec les pantalonnades de son autre grand-mère face aux collecteurs du gouvernement ottoman. Les corps morts le font fuir, brisant le cercle magique et protecteur des mots. Edward Atiyah n'a que les mots (EA ATS 37) sans les morts, et n'est pas amené à fuir. Avec le réel, pas d'identification imaginaire possible. Même vivants, les corps marqués par la guerre sont porteurs de la trace indélébile de l'Autre. Laila Said, lors de ses visites à l'hôpital, saisit quelque chose de cette rencontre avec le réel :

The first thought I had when I saw him was that he would never be able to make love again. But he told me that his wound was insignificant by comparison to our victory. (LS 114)

Si le blessé se place dans une perspective imaginaire (comme Edward Atiyah auparavant) pour nier sa paralysie, Laila Said lit dans son corps diminué la désormais impossible rencontre avec l'Autre hors du réel de son corps où l'Autre s'est inscrit définitivement. Les corps portent l'inscription de l'Autre - souvent de manière négative, diminutive (amputations, cicatrices...) et le corps à corps avec l'Autre demeure d'actualité. Cette souffrance met le sujet aux prises avec ses limites : son corps modifié se situe dans un rapport nouveau avec l'espace et avec les autres corps. Ainsi, lorsque Laila Said propose sa pièce à l'hôpital, prend-elle conscience que c'est le corps des acteurs qui touche les soldats convalescents:

I quickly realized that the audience had been reacting to the physical presence of the actors on stage, their faces, movements, and gestures, instead of their words. (LS 118)

Malgré sa tentative d'explication par le manque de culture théâtrale de ces spectateurs (‘most of the soldiers had known only the circus(LS 118)), on peut avancer qu'il s'agit pour les blessés de se réapproprier un espace qui leur est devenu étranger et que le théâtre leur propose des modèles. La marque de l'Autre dans le corps altère ce corps, le rend étranger à lui-même et le contraint à se déplacer, comme elle contraint le spectateur de cette horreur à se déplacer, comme on l'a vu avec Salom Rizk.

La terre, métaphore du corps, lui-même métaphore de la terre, blessée par la guerre (‘the colonial amputation of their land’(LS 208)) devient aussi un espace autre. La terre violée (‘Egypt would lie open to its enemy like a woman about to be raped’(LS 40)) devient stérile (‘The Bare Earth’ (ID 98)) et perd ses limites, ses contours originaux. La carte de Palestine insérée par Isaak Diqs porte clairement les traces de cette modification de l'espace, de cette amputation d'une partie du territoire. Cette carte avec le territoire restant dans une masse grisée est la métaphore des soldats brûlés que rencontre Laila Said (‘Many of the soldiers had napalm burns of such severity that their flesh was pitch-black and the only indication that a human being lay inside the charcoaled carcass was the eyes : roving silently in the head, staring, pleading, in anguish.’ (LS 114)) : l'espace est réduit et contraint le sujet à s'insérer dans ce nouveau contour, à remodeler son organisation, à se restructurer : ainsi de la terre volée aux huttes ou aux tentes des camps de réfugiés. La marque que l'Autre laisse dans le corps, dans le territoire, contraint le sujet à se situer par rapport à cette altérité : à défaut de pouvoir l'intégrer, il lui faut la contourner ou être contourné par elle (la fuite ou la résistance?) . Le corps est déplacé par l'Autre, l'ennemi, et comme le corps d'Osiris, ne pourra plus être rassemblé à l'identique de ce qu'il fut. Déplacé, il ne réapparaît que morcelé, puzzle à jamais incomplet. Même l'intervention d'une aide extérieure (Isis, l'UNRWA) ne pourra donner qu'une illusion de recomposition. La marque de l'Autre indélébile, modifie à jamais, mutile à jamais, l'espace du corps.

Le déplacement s'opère d'un corps dans l'autre :

I was tired, hungry, and footsore, but the stench of rotting human flesh and the terrorizing sight of torn and blood-caked bodies changed my hunger into sickening repulsion, my fatigue into wide-eyed fear, and my bleeding feet into numb, unfeeling leather. Pursued by the thousand phantoms of those unburied bodies, I fled over sharp rocks, thorns, and thistles without feeling any pain. (SR 29)

L'horreur de la rencontre avec l'Autre est transférée du corps mort au corps vivant qui devient à son tour muet (numb, unfeeling, without feeling), comme frappé par la mort. Le témoin de la violence de la guerre devient à son tour porteur de la marque de l'Autre dans son corps, inscription qui le déplace dans son propre corps et décentre ses besoins physiques (fatigue, faim) pour les transformer en signes de l'impossible rencontre avec l'Autre (repulsion, fear), qui sont aussi, paradoxalement, signes du désir de la reconnaissance de l'Autre.

On constate également chez certains un déplacement de l'horreur vers la jouissance (‘the pain and ecstasy of what Palestine is all about’(FT SE 160)) : Edward Atiyah devant ses images sur papier glacé jouit de l'horreur des corps mutilés (‘orgy of orgies’(EA ATS 38)) : l'horreur du corps souffrant dans l'Autre devient jouissance de son propre corps.

Le déplacement des corps souffrants peut se réaliser dans l'acte de parole qui témoigne de cette histoire inscrite dans les corps. Il arrive que ce témoignage, ce passage du témoin, soit court-circuité parce que l'horreur, l'expérience du réel est indicible. Comment lire autrement cet épisode récurrent, à des époques différentes, de la mère jetant par erreur son enfant lors de scènes de massacre (FT SE 64 ; SR 91-92) ?

The baby, dead or alive, is on the land of Palestine . That is a better fate for it in the long run, than to be dead or alive in the land of others. (FT SE 64)

N'est-ce pas le refus de la mère d'accepter de paraître devant les générations futures avec la marque de l'Autre dans son corps? Ou son incapacité, son impuissance à le dire, à lui faire faire sens? Alors que le poète ou l'écrivain tentera de lui donner un sens, de l'articuler avec son avant et son après, dans un espace modifié, mais toujours modifiable. Faire du cri (‘the cries of our crushed people left to the mercy of murderous street gangs in Lebanon and the institutionalized sadism of the military occupation in Palestine(FT SE 202)) une parole articulée, un texte qui déplace la souffrance hors du cadre strict du corps pour la placer sur la scène de l'Autre :‘I withdrew to write - as my aunt had done in Aleppo a quarter century before [...] - about [...] nostalgia for the absolutes of the battle of Karameh in 1968 and for the metaphoric necessity of the future tense in our life of struggle’ (FT SE 202).Il s'agit de déplacer la souffrance du corps du présent vers le texte de l'avenir, déplacer l'inscription de l'Autre dans le corps vers un corpus destiné à l'Autre.

Dans cette appropriation du corps par l'Autre, le sujet se voit diminué, contraint, enfermé, et cette tentative d'écrire sur son corps souffrant est une manière de reprendre son corps en main.