a - Expression corporelle.

The orchestra began to play current dance tunes. Hardly had the first daring couple been attracted to the dance floor, however, when Father yanked me from my chair and strode fiercely out of the hall, growling, « These rascals shall corrupt the morals of no son of mine! » (FMA 67)

On peut se demander pourquoi le père de Fouad Al Akl fait montre d'une telle autorité devant ce qui ne semble qu'un simple pas de danse. C'est que le corps, dans la danse, dans le théâtre, dans certains choix vestimentaires aussi, inscrit dans l'espace un texte qui n'est pas régi par la Loi. On danse quand les mots manquent (FM 174) mais peut-être danse-t-on aussi pour exprimer ce que les maîtres de la langue interdisent (‘Women [...] danced out all their invincible desires’. (FM 174)). Dans la gangue du voile (réel ou métaphorique), le corps est contraint de recourir à un certain vocabulaire, une certaine grammaire. Déjà, en impliquant des gestes plus lâches, moins précis dans une broderie moderne (FM 220), le corps s'éloigne de la gestuelle codifiée, permise. Liberation starts with images dancing in your little head (FM 120).Au lieu d'être ordonnés et figés, les images, les points de broderie, les gestes... se mettent à danser, c'est-à-dire à se déplacer : la danse n'est pas statique. Si la danse est codifiée, si elle suit un rythme précis, si elle articule les mouvements selon un ordre préétabli, elle peut aussi être expression libre, désordonnée (comme la danse de possession attribuée aux djinns (FM 174)), élément perturbateur de l'ordre établi parce que ce n'est plus le codificateur qui mène la danse. La codification tend à maintenir le corps dans des limites connues, alors que la danse de libération veut aller au-delà de ces limites : ‘Was not the dance a leap into aliens worlds?’(FM 174). Le code, les pas imposés, sont la métaphore des murs et des grilles du harem que les femmes Mernissi essaient sans cesse de franchir. La danse dissipe et dissout les clôtures (dance away, floating (FM 170),‘they also seemed to lenghthen, as if trying to escape from whatever was squeezing them’(FM 171)). Cependant cette ouverture à de nouveaux espaces ne peut pas être purement individuelle; elle risquerait d'être inintelligible et pourrait conduire à la folie. Il lui faut garder comme repère les limites permises (ou interdites, selon le côté où l'on se place) et s'y articuler :

Nina managed to combine two seemingly contradictory roles - to dance with a group, but also to keep her own offbeat rhythm. I wanted to dance like her, with the community, but also to my own secret music. (FM 172)

Il s'agit pour le sujet de signifier, par l'expression corporelle, sa différence, sans cesser d’adhérer au groupe, d'inscrire son propre texte en résonnance avec le texte commun, comme dans l'écriture où chaque individu, utilisant les lettres communes à tous, les calligraphie à sa façon, inscrivant dans ce geste son originalité, sa différence en même temps que son appartenance au groupe. L'écriture, on l'a dit, est la trace de l'inscription du corps sur le papier, la broderie sur le tissu et la danse dans l'espace.

Le théâtre de Laila Said est soumis à la censure. Elle pourrait, comme ses prédécesseurs, camoufler (LS 40), travestir son texte en le déplaçant en un autre lieu, un autre temps. Mais elle choisit une autre voie, plus risquée, puisque cela la met au rang des prostituées (LS 40), la voie/voix du corps.

The piece depends a lot on physical comedy and I can see that most of you are out of shape. [...] You have the scenario, but you must flesh it out, bring it to life with your physical movements and body language. (LS 236)

Au-delà des frontières imposées par le censeur, le corps laisse entendre un autre son. Seul le corps peut dire l'injustice de la condamnation de Chafeeka, la soeur indigne, qui n'a aucun droit à la parole pour sa défense, puisqu'elle est femme et qu'elle a transgressé la loi :

When Chafeeka was about to be killed, her heartbeat was syncopated with the beat of a leather drum. (LS 133)

Ceux qui n'ont traditionnellement pas accès à la parole peuvent trouver dans cet échange le moyen de s'exprimer, d'exprimer une parole qui serait autrement réprouvée :

I had recruited some actors from the neighborhood. One of them, Bulbul, was obese, and mentally retarded. We cast him in the role of village idiot, but he is the only person who recognizes Chafeeka's suffering. When Chafeeka recognizes that she is pregnant, a spotlight catches Bulbul looking at her in mute anguish. (LS 130-131)

La superposition du jeu de l'acteur et du non-jeu de l'individu permet au metteur en scène de faire passer un message inacceptable dans le contexte social et religieux où elle se situe. La réaction attendue - le meurtre de Chafeeka par le frère déshonoré - est a contrario, une non-inscription sur le corps (‘his determination to wash away the disgrace his sister had brought upon him’(LS 129)) : le corps vierge du frère pour gommer/nier la perte de virginité de la soeur (transfert d'un corps à un autre), frère qui conservera en fin de compte la virginité de son casier judiciaire. Dans le théâtre une parole interdite prend corps et laisse des traces là où on les fait traditionnellement disparaître.

Chez les femmes Mernissi aussi, le théâtre donne du corps à un non-dit (‘unheard-of dream’(FM 112)). On a parlé du détournement des objets familiers dans ce théâtre amateur. Le corps, dans ce décor détourné, est aussi détourné du rôle qui lui est assigné par la tradition. Le corps caché, lavé... (qu'il soit féminin ou masculin) est déplacé et contraint de se reconformer. ‘Chama's theater provided wonderful opportunities for all of us to [...] develop some self-confidence’(FM 132).Le décor théâtral sert à dé-coloniser le corps, à le désencoder. Dans la mesure où ce sont les mêmes objets que ceux qu'ils/elles utilisent quotidiennement, un passage progressif est ménagé vers une autre scène d'où ces objets auront disparu mais où le même corps devra faire face à la différence, s'assumer autre (‘I would help them walk in a world where the difference needed no veil, and where women's bodies moved naturally, and their desires created no anguish(FM 117)). Le passage par le théâtre apprend au corps à sortir du décor imaginaire pour affronter le réel de l'altérité.

N'en va-t-il pas de même lorsque ces mêmes femmes adoptent le costume masculin, abandonnant le haik pour la djellaba (FM 124-125) ? N'est-ce pas un passage dans un décor (le vêtement n'est qu'une toile de fond pour le corps) avant d'affronter le réel de l'Autre? Le corps n'est pas plus découvert, mais il gagne en aisance de mouvement (‘Slits in the sides [...] allow long strides, and trimmed sleeves [...] left your hands completely free.’(FM 125)) ce qui lui permet de se placer différement dans l'espace commun. L'ouverture qu'offre la djellaba est une ouverture pour une autre appréhension de l'environnement social : bouger plus facilement signifie la possibilité de s'éloigner davantage, avoir d'autres activités (scolaires, professionnelles... (FM 125)). Le corps n'est plus partie du décor, mais acteur. Il n'est plus support du texte ou de l'image de l'Autre, mais signe à part entière.