Contre l'agression sociale, le sujet a donc recours à ce déplacement du corps vers cet autre décor. Contre l'agression guerrière, lorsqu'il est réduit au silence, le sujet peut tenter de fuir pour redonner à son corps l'espace qui lui revient. Expulsé par la violence de l'affrontement avec l'Autre, le corps est désorienté, réduit, souvent mutilé. Les signes nouveaux qui s'inscrivent sur le corps sont autant de marques du désir de soumission de l'Autre. Le sujet, en fuyant, va inscrire un contre-texte sur son corps pour gommer ou brouiller celui qui s'y est inscrit contre sa volonté.
La terre fertile convoitée par l'ennemi va devenir stérile avant même que d'être colonisée et les signes de fertilité, de vie, sont inversés et sont des cicatrices qui blessent la terre : on se souvient du camp abandonné par la tribu d'Isaak Diqs (ID chp. 11). Il n'y reste que les fantômes des soldats tués (ID 14 ; 109 ; 112). Ceux qui fuient ne sont guère plus que des fantômes d'ailleurs : ceux que rencontre Salom Rizk portent les traces de la mort inscrites en eux :‘With horror in their eyes and the sag of weariness in their thin faces ; bearing the remains of their earthly possessions on their backs; frightened fugitives of the Syrian wasteland’(SR 36-37).
Cependant, dans cette réappropriation de son corps par le sujet, ce passage par l'état fantomatique n'est que le signe avant-coureur d'une résurrection du corps. Lazarus, Lazarus, arise and speak to me (AMR FJ 67): l'enfant jouait le rôle de Lazare dans ce mystère religieux et l'adulte exilé meurt (‘Now I was in the New World, which did not seem to take immediate notice of my worth, tucked in a dingy corner, nay, crucified between two thiefs!’(AMR FJ 195)) avant de ressusciter (‘Not a few of the noble possibilities of future America lie hidden in those dark, musty, shabby dwellings, awaiting the call of this country's wondrous opportunities to resurrect them..’(AMR FJ 197)). Le corps ressuscité, appartient cependant aux deux mondes, celui qu'il a quitté - qui le hante et qu'il hante - et le nouveau où il accède à la parole : ‘arise and speak’(le texte biblique 1109 se contente de rendre son corps à Lazare et son espace: ‘come forth [...] loose him and let him go’) 1110 .
Cette résurrection s'applique à la terre volée (‘we struggled for the phoenix, not the phantom, that is our homeland’(FT D 16)) et le sujet, en guise de signe d'identification, doit affirmer désormais non plus qui il est, mais où il est (‘Let me tell you where I am’(FT D 150 ; FT SE 191) ou plutôt d'où il est (‘A Palestinian child, whether born in Beirut, Amman, or Damascus, would be instructed to identify himself as a Palestinian from Haifa, or Lydda or any other town that had been his parents' birth place’. (FT D 39)). Le vêtement l'aide en cela lorsque exilé, chassé de sa terre, le jeune Palestinien se réapproprie le costume national longtemps abandonné au profit des vêtements occidentaux (FT D 67-68). Le vêtement assigne à son corps sa véritable place, dans une lignée symbolique à laquelle l'attraction de l'Autre, l'étranger occidental, s'était un temps superposée. (‘«This [hatta] used to belong to your uncle Adnan. He died defending that same heritage you are trying to resurrect or perpetuate. You can wear it», [my father] said’. (FT D 68-69)).
Sur son corps, dans son corps marqué par l'agression originelle, il porte la trace de l'origine et l'exil la vivifie, lui donne une nouvelle vie : la terre volée renaît avec chaque nouvelle génération, incarnée dans un nouveau corps de martyr, de militant ou de poète qui inscrit sa trace avec son sang ou son encre sur la terre de l'Autre.
Jn XI-43-44
Il n'est pas indifférent que Kahlil Gibran ait écrit un Lazarus and his Beloved (ouvrage posthume), avec un Lazare oscillant entre les deux mondes