a - Le corps mutilé.

La façon la plus courante pour le corps d'exprimer sa souffrance est la maladie. Le déplacement, voulu ou forcé, est la plupart du temps vecteur de maladie. Le corps exprime son refus du nouvel environnement. Edward Atiyah enfant est, malgré sa joie de partir au Soudan, malade pendant le voyage et à l'arrivée (EA ATS 14-15). Abraham Mitrie Rihbany est aussi affligé dans son corps lors de son voyage en bateau aux Etats-Unis (AMR FJ 173-178) : s'il justifie son mal-être psychique par ce malaise physique, ne pourrait-on pas renverser l'explication et avancer que c'est la culpabilité qui se manifeste dans son corps, cette culpabilité qui fait apparaître chez Edward Atiyah un certain nombre de symptômes physiques (EA ATS 17)?

Le déplacement, on l'a dit, signifie une absence de repères. Le corps ne trouve plus ses marques et se heurte à toute une série d'obstacles inconnus. Salom Rizk nourri aux contes merveilleux de Kbashy doit, après sa mort, pourvoir à ses besoins : avec les chèvres dont il convoite le lait (SR 34) ou les cochons qu'il est censé garder (SR 49-56), il doit faire face, dans son corps, à ce nouvel environnement dont il n'a pas la maîtrise. Son corps y est déplacé, n'y a pas sa place, et manifeste une insatisfaction que le sujet n'a pas encore les moyens de dire :

Since Kbashy died […] I had picked thorns and thistles out on my bare feet, and walked on hot stony soil until my face was almost set in a perpetual grimace. (SR 49)

Il se manifeste dans cet affrontement avec le réel (par opposition au bénéfice imaginé) quelque chose d'indicible que les organes de la parole (grimace faciale, poumons (‘I chased pigs [...] until I thought my lungs would burst’(SR 51))...) tentent malgré tout de faire passer. L'impasse des mots défait les corps 1112 . Ce relais entre corps et parole apparaît dans l'histoire de Salom Rizk aux Etats-Unis :‘All I have to do is to learn English and a whole new world of knowledge and understanding will be at my finger tips’(SR 127).Dire sauve; taire déchire le corps. Dans les abattoirs, le silence imposé par l'incapacité à parler une langue étrangère, réduit Salom Rizk à un corps souffrant (SR 129-142). Lorsqu'il peut enfin dire quelque chose de son déplacement en tant que sujet, il sauve sa peau (SR 130). Mais cette même peau en se craquelant (‘big cracks were opening up in my skin’ (SR 130)) avait déjà signalé la faille dans le sujet. En se déshabillant ( ‘[it] rubbed my flesh raw’ (SR 130)), le corps se sépare de ce qui faisait signe : le texte social, culturel, dont il était porteur, qui n'est plus opérant dans le nouvel environnement. Avant d'être recouvert du nouvel habit, il est à vif (‘[it] peels away the layers of the personality until at last nothing but a kernel, an exposed nerve, remains.’(LS 143)).

La souffrance est telle que ce corps n'est plus qu'un cri inarticulé où l'individu risque de s'enfermer : à la parole qui permet d'ex-primer, ex-pulser la souffrance, se substitue un mouvement vers l'intérieur du corps, au centre même de cette souffrance, origine du cri :

I began to feel as if there were nothing inside me, as if I had been emptied of my entrails, my heart, my brain. The echo resounded in my ears and I seemed to be walking in a cavity of my own body, hiding behind to my bare skeletal ribs... (LS 47)

Le cri est prisonnier du corps qui n'est plus que viande (‘bewildering confusion of men and meat and machinery’(SR 135)).

La souffrance que la parole ne peut dire écartèle le corps. Salom Rizk devient une carcasse parmi d'autres (‘scores of squealing, screaming animals reduced, cut by cut, slice by slice, to the most amazing assortment of hams, cutlets, chops, and sausages’(SR 135)).La souffrance non dite morcelle le corps. Le corps avoue l'écartèlement de l'entre-deux que le sujet déguise dans ses exercices d'équilibrisme, de funambulisme. Le corps ne ruse pas, il ne ment pas. Il dessine la déchirure dans les pages destructurées d'Ihab Hassan, constamment entrecoupées d'autres textes (IH OOE), d'autres signes (IH RPF), dans la mosaïque d'histoires d'Isaak Diqs, dans la page titre en quatre parties de Laila Said... La souffrance de l'entre-deux ne s'exprime qu'en images de déchirement physique. On ne compte pas les expressions de démembrements (IH OOE ix ; FT SE 9-10), de mutilation (EA ATS 199-200 ; LS 208 ; FT D 31 ; IH OOE 26), de déchirure (FM 55 ; FT D 42-99)... qui constellent les textes. Là se dit cette béance ouverte au coeur du sujet par son déplacement :

Le cri déchire l'opacité de la chair. [...] Dans le cri, la voix appelle à partir du désêtre. [...] Dans le cri, la parole crée la déchirure par laquelle les sensations s'ouvrent au langage et témoignent d'un sujet parmi d'autres. 1113

Chez Edward Atiyah à Oxford, on trouve sur le sol une peau de léopard (‘from home I had brought with me a leopard skin’ (EA ATS 104)) : de sa vieille peau, il fait un tapis, comme le chasseur debout sur son trophée, signifiant qu'il a triomphé de son moi ancien. Sur ses murs, des reproductions de statues de Michel-Ange, dont l'une évoque l'émergence du sujet de sa gangue de matière, arrachement douloureux qui laisse aussi le corps à vif (EA ATS 100). Ce qui laisse à penser que le nouveau corps n'est jamais tout à fait libéré de son ancienne peau.

Cette vieille peau d'ailleurs n'est pas tout à fait morte, contrairement à ce que Laila Said avait pu penser un temps. Après l'ablation des ovaires (LS 177-178) - répétition métaphorique de son avortement (LS 46-47) - elle se voit présenter une partie de son corps par le médecin: ‘I looked again at the jar. The dead tissue glared at me in all its torn ugliness. It seemed to grimace -but it was only a chunk of flesh. [...] It was dead and I was alive - alive and well’ (LS 178).Cependant si l'on se souvient qu'après son avortement, elle s'est trouvée coupée (‘sliced in two’ (LS 47)), on peut voir ici ce flacon comme l'autre moitié d'elle-même, celle qui comme la première fois, bien qu'elle soit jetée pour la faire disparaître laisse une trace indélébile (LS 47). Le sujet est donc à la fois dans son corps mutilé qui ne peut cicatriser et dans cette partie ôtée qui lui est extérieure, autre, tout en étant indéfectiblement sienne, écartelée entre ces deux morceaux. Si la partie mutilée souffre et l'exprime à sa façon, la partie censée être morte ne se tait pas :

The frenzied Maenads dismember the poet, but his head, drifting seaward in the river Hebrus, continues to sing. (IH DO 5)

Dans son corps et hors de son corps, il ne peut se taire. A travers sa parole ordonnée, dans le texte autobiographique avec ses règles - au delà de son espace cadré, le cri du corps mort et vif continue à se faire entendre.

Notes
1112.

Sibony, Daniel. Entre-deux. p. 327.

1113.

Vasse, Denis. Le poids du réel, la souffrance . p. 170.