E - «ESPAGE» : LE TOMBEAU VIDE.

The sight of a train of camels, with their curved necks bridging the spaces between them, suggests to the beholder an endless line. (AMR SC 259)

La caravane de chameaux 1117 qui scande l'espace oriental et lui impose son rythme (AMR SC 262 ; FT D 57) est métaphore de l'écriture : cette ligne infinie avec ses courbes, ses liens et ses espaces, signes individuels et ensemble tracé. C'est le chameau chargé de paille qui illustre Which Way to Mecca, Jack ?, tas de paille qui représente la somme de la vie :‘the life of a man is like a camel's back littered with one goddam straw after another(WPB WMJ 14).Le chameau inaugure le texte et le clôt, toujours obstinément chargé de son fardeau de déchets humains (litter) après avoir laissé des lettres (letter), sur la litière (litter) qu'est l'autobiographie, traces d'une portée (litter) à naître/ à être?

Courbes, traits, lignes... autant de signifiants du champ sémantique du corps et de l'écriture. Abraham Mitrie Rihbany, dans son corps photographié, dans sa signature puis dans son texte indique la direction, du corps à la page d'écriture, d'un espace vertical aux contours clairement définis à un espace horizontal normalisé par les dimensions et la forme du livre. Prolongement du corps dans le texte par le passage à l'écriture, par le passage de la signature, le trait distinctif qui délimite le territoire de l'écriture d'un sujet donné : passage à l'acte (action et pièce écrite, l'une produisant l'autre).

On a vu que l'histoire du sujet était tatouée, inscrite sur son corps. Par un jeu de miroirs complexe, la terre est aussi porteuse de la marque, de l’empreinte, de l'histoire du sujet (‘at night the lights are a bright outline [...] on the ground’ (NSN 33)). On se souvient du campement déplacé de la tribu d'Isaak Diqs de la présence de laquelle les traces continuent de témoigner. Cependant, si la terre inscrite dans le corps est indélébile, que les lumières viennent à s'éteindre, que la végétation pousse, alors la terre ne portera plus les marques de ceux qui l'ont habitée; malléable, elle se donnera à d'autres qui réinvestiront l'espace, y écrivant un nouveau texte : seuls les archéologues pourront avoir accès au texte d'origine défiguré dans les couches de ce palimpseste. Le sujet qui sait son corps mortel, cherche donc un autre support pour déposer ses archives de chair blessée. L'espace qui s'impose à lui est la page blanche parce qu'il a l'illusion de la maîtriser. Si la terre peut lui être volée, il conserve son simulacre, ses papiers dans un coffre (ID 76) : c'est la trace de son passage sur sa terre.

En choisissant de déposer la trace de son corps sur une page blanche, le sujet a l'illusion de lui imposer sa forme. Or, on sait que les pages sont calibrées et que la langue structure, le genre littéraire normalise... Parce que l'espace scripturaire a cette forme acquise, il est rassurant. Le sujet-scripteur peut s'y livrer à toutes les fantaisies en toute impunité. Ihab Hassan peut jouer à découper les paragraphes (IH RPF 161), écrire dans tous les sens (IH RPF 33), introduire des caractères inconnus (IH RPF 120-121)... il sait que le résultat sera malgré tout un ensemble. Il peut torturer la page par ses manipulations, comme d'autres torturent la langue, la page demeurera un espace rectangulaire délimité, inaltérable. Le corps ni la terre ne supporteront pareil traitement sans que leur contour ne soit altéré, de façon définitive. En choisissant de s'écrire, le sujet, traversé de failles, de coupures, se donne l'illusion de pouvoir produire un ensemble cohérent au contour précis. De son corps torturé parce que son histoire est tortueuse, il désire donner une image lisse, entière. Si l'espace extérieur le dépasse, il croit maîtriser l'espace réduit de la page. En voulant mettre à plat son histoire problématique, il pense pouvoir la dominer, lui donner un sens. Il croit qu'il va cartographier cet espace alors que c'est la page blanche et sa structure qui vont le cartographier.

On a souligné le morcellement du sujet, écartelé entre deux langues, divisé dans ses loyautés. On a dit la souffrance de ce corps dont les morceaux épars se renvoient l'écho du cri du sujet défait. Ce sujet trouve dans le texte autobiographique un espace de remembrement (IH OOE ix) : ses divers lieux, ses diverses langues, ses divers textes (il s'auto-cite, il rapporte ses paroles, il cite son journal...), ses diverses images (photographie, signature, texte)... se retrouvent dans un espace unique, unificateur. La page sert de lien, de liant (on se souvient des oeufs manquant dans le gâteau de la mère d'Edward Atiyah) à ces diverses parties. L'ensemble textuel (‘collage of graphic images’ (FT D 165-166)) donne l'illusion d'un tout. La mosaïque d'histoires d'Isaak Diqs, rassemblées en un seul volume, reconstitue métaphoriquement le campement, chaque tente une histoire, mais chaque tente élément d'un ensemble structuré autour de la tente principale, le signifiant maître. Fawaz Turki en rassemblant dans un même texte un peuple dispersé lui rend, métaphoriquement, sa terre volée. Quand on n'a plus nulle part où aller, l'encrage de la page blanche sert de point d'ancrage. L'illusion dure le temps d'un livre : Fawaz Turki réécrit sans cesse cette histoire, encrant un nouveau volume où s'ancrer de façon éphémère avant d'être délogé dès la dernière page tournée :

Il y a une chose, en moi, intacte : le territoire de mon écriture. 1118

Tant que le sujet écrit, il a l'illusion de taire, de faire taire la déchirure (le retour aux pages pour taire la déchirure en l'écrivant 1119 ), de suturer la plaie (Je voudrais produire un art d'écrire qui suture. 1120 )

Or la plaie suppure (Nul mot [...] n'épuise le cri. 1121 ). Comment, en effet, faire du volume du corps un espace plan comme celui de la page? La page ne peut être nette (‘a scribbled page tormented by many erasures’ (IH OOE 31)). Le texte ne peut dire que l'impossibilité de la totalité. D'ailleurs, écrire c'est rompre la totalité 1122 . Ecrire, c'est faire entrer en jeu l'inadéquation fondatrice du signifiant et du signifié. C'est introduire la différence, l'altérité. Au rêve de totalité du sujet dispersé se substitue un texte qui échappe au sujet. ‘I knew it was not due to my skill with the language. It was the force of the story itself’ (SR 180). Pris en charge par le lecteur, le texte devient totalement autre (on se souvient de la relecture de l'histoire de Salom Rizk par un journaliste (SR 151). Mais avant même qu’il ne soit lu, la seule écriture introduit une coupure entre l'individu et son texte :

Yet I continue to construct this « autobiography » , block by fictive block, like a pyramid raised by treacherous slaves. (IH OOE 48)

L'écriture au lieu de faire du sujet un tout, un plein, fait de lui un vide, un absent, un mort :

L'homme dès lors qu'il est devenu un mot n'existe plus. [...] Quiconque choisit d'écrire court le risque d'être un mort-mot. 1123

Osiris, le sujet morcelé, ne sera jamais plus un, entier, vivant. Il sera un simulacre, un vide entouré de bandelettes entre lesquelles sont intercalés des extraits du Livre des Morts, comme autant d'extraits d'autobiographie. C'est comme espace horizontal, corps mort, incomplet, couché sur la page blanche, que l'autobiographe accède au Bel Occident 1124 après que le lecteur aura pesé son âme de papier.

L'autobiographie ne serait qu'une couverture de bandelettes de momie vide, première couche autour de laquelle on mettra un sarcophage puis on construira un tombeau : on retrouve ici une des métaphores spatiales récurrentes : les espaces circulaires concentriques emboîtés autour d'un vide. Le tombeau vide hante les textes. George Haddad, de Barook où il est né, décrit la source et ce lieu mystérieux, la tombe vide, Juran el-Namus :

... a long white stone cut into the shape of a tomb [...]; there is no knowing how many feet it is deep in the ground. The tomb has no cover and there are no inscriptions on it to show who made it or who used it. (GH 7)

Un trou béant, sans nom ni destination, trou qui ouvre le texte. La construction rhétorique du passage n'est pas sans rappeler la photographie initiale : le trou serait (à) la place de George Haddad? D'autres tombes hantent ce texte : les pyramides dans lesquelles il ne juge pas intéressant de pénétrer mais dont il note que la petite taille de la chambre funéraire est disproportionnée par rapport à l'ensemble (GH 48). Ce qui le gêne, à l'idée d'y entrer, c'est de devoir suivre un guide qui l'obligera à voir la faille intérieure :‘[he] half drags you through the long slippery sloping passages’(GH 48): on note une tension entre le désir de reconnaissance de la béance centrale et le désir de n'en rien savoir. A Beyrouth, la tombe d'une princesse dûment inscrite l'arrête avec ses enfants qui expriment le désir de l'emporter avec eux dans un musée aux Etats-Unis (GH 94) : une autre façon de tenter de nier la béance, en la déplaçant ou de reconnaître que la béance initiale de Juran el-Namus est toujours présente et que la fuir ou la déplacer ne la comblera jamais. George Haddad donne une traduction incomplète de Juran el-Namus : ‘the tomb is called in Syrian «Juran el-Namus», Namus meaning tomb’(GH 48).En insistant sur le sens de tombe, il occulte le sens de secret de la racine  et omet de traduire Juran 1125  : les sens de cette racine, mortier, urne, vasque, sont redondants de la béance et l'inscrivent dans l'origine du sujet et de son texte. Inutile d'y faire figurer une inscription, que personne ne pourrait lire puisqu'elle est inaccessible (‘it is impossible for any human being to live very near here’(GH 8)) : elle est celle de George Haddad, béance inscrite dans son oeuvre, faille qu'il promène sans jamais pouvoir la combler et qu'il lègue à ses enfants en se plaçant entre eux sur la photographie inaugurale.

Said K. Aburish porte aussi la trace d'une tombe qu'aucune alchimie (SKA CB 9) ne peut combler. A l'origine de la prospérité et de la reconnaissance sociale de sa famille, l'invention du tombeau de Lazare à Béthanie, tombeau vide s'il en fût : ‘the tomb of Lazarus, a vault lined with masonry, which history books speak of as «a castle of Lazarus» during the Latin Kingdom’ (SKA CB 8) : il est étrange que les livres d'histoire nient le vide de cette tombe en la nommant castle; même Gregory M. Wortabet qui met en doute l'authenticité de l'endroit (GMW vol. 2 257) reconnaît le vide, la vacuité, de cette tombe (GMW vol. 2 258-259) - à celle de Simon le Lépreux, aussi inventée par les Aburish (SKA CB 8), il ne reconnaît que la dénomination de maison (GMW vol.2 258) - elle est vidée de son occupant recouvert de linges funéraires : on retrouve encore cette concentricité des espaces qui tournent autour d'un corps mystérieux (à l'intérieur, quoi?) Il y a chez les Aburish, d'ailleurs, une hâte à fermer la tombe (‘Aburish hurriedly improvised a door to the cave containing Lazarus's tomb’ (SKA CB 10)) qui en dit long sur leur peur d'en savoir plus : tout aussi explicite est leur déplacement rapide de leur propre grotte d'origine. (SKA CB 9) à une maison disposant du confort moderne : ‘Bethany's first water closet, flushed by throwing buckets of water on the human waste’ (SKA CB 10) : on lit ici le désir de ne rien savoir de la perte des corps, encore moins de la perte (la disparition) du corps.

Abraham Mitrie Rihbany enfant jouait le rôle de Lazare - on peut établir un lien métaphorique entre le linceul blanc et le texte de l'Evangile sur un morceau de papier d'une taille qui pourrait être celle du linceul (AMR FJ 67) : le corps est recouvert par le texte. Si le texte de l'Evangile proclame le vide du tombeau, ne peut-on penser que le texte autobiographique, malgré toutes les tentatives de dénégation, proclame lui aussi le vide du tombeau qu'il représente. Une autre métaphore parlante du texte d'Abraham Mitrie Rihbany est son itinéraire new-yorkais de logeur en logeur. ‘[I] left Abraham and went to Moses’ (AMR FJ 192) : il n'existe pas de tombe de Moïse 1126 , alors qu'il en existe une d'Abraham 1127 . Gregory M. Wortabet avance de façon très pertinente que Dieu a caché la localisation de la tombe de Moïse afin d'éviter l'idôlatrie (GMW vol. 2 257), c'est-à-dire la représentation imaginaire. Dieu, le Verbe, interdit la représentation 1128 - interdiction encore plus marquée dans l'Islam où la lettre domine les arts plastiques. On sait la place de la calligraphie dans la décoration. Cette tentation idôlatre est toujours présente. On voit Laila Said à la mort de son père se reporter aux rites anciens d'offrandes aux morts : le repas en compagnie du mort devant la tombe pleine d'objets; Laila Said ajoute une photographie de son père, représentation qui tend à combler le vide. (LS 147-148).

Ainsi, la tombe vidée de la représentation du corps, de lieu topographique devient lieu typographique 1129 . Dès qu'il est signe, le sujet est appelé à disparaître. Ainsi lorsque Laila Said entre dans l'appartement de son idole Gloria Steinem (‘a shrine’(LS 211)), c'est dans une tombe qu'elle pénètre : ‘there was a stillness and a faint scent of perfume [...] Phyllis spoke in muted tones’ (LS 211-212), une tombe vide où le corps n'est pas censé demeurer (‘the smell of a place where people come and go but do not stay long’(LS 211)).Le corps mort ou vif est sans cesse expulsé de son mémorial, de ses mémoires (son autobiographie). Out of Egypt : Ihab Hassan annonce dès le titre de son autobiographie qu'il en sera exclu. Fawaz Turki ne cesse de dire l'expulsion, surenchérissant sur les signifiants d'exclusion : ‘on the outskirts of Beirut, out of town’(FT D 10), ‘exodus [...] out of the country’ (FT D 20), ‘an outcast’(FT D 77)... L'expulsion est menée de l'intérieur (‘the Ministry of the Interior’(FT D 10)) et laisse un vide (‘vacuum’(FT D 155),‘void’(FT D 16)) à l'intérieur même du sujet (‘walking in a cavity of my own body, hiding behind my bare skeletal ribs(LS 47)) qui devient alors un zéro (‘a zero’(FT D 77)), c'est-à-dire une circonférence (‘my center nowhere, my circumference everywhere’(IH OOE 84)), un trait autour d'un vide.

Un trait de plume? Thot, dieu de l'Ecriture, est aussi l'embaumeur, celui qui après avoir éviscéré le corps mort, le momifie afin de lui garder sa forme : une forme de corps vide, ensuite emmaillotée dans les bandelettes d'Anubis, puis placée dans le tombeau; chaque nouvelle couche n'est qu'un trait qui entoure ce vide initial. Chaque page ajoutée à l'autobiographie ne fait que dire ce vide :

All my writing, this autobiography, remains vain. (IH OOE 113)

Vain, du latin vanus, vide; creux, sans fondement, trompeur. Où l'on retrouve l'édifice instable construit par des esclaves fourbes (IH OOE 48) que tout autobiographe, tel Monte Cristo se doit de fuir au plus vite (IH OOE 95), laissant dans cette cellule-tombe une fausse dépouille, un leurre, pour tromper, pour se tromper lui-même. Mais s'il échappe à la destruction, au démembrement, il n'échappe pas à la révélation de la vanité de son oeuvre, glorieux tombeau [...] élevé à la mémoire de rien 1130 .

Notes
1117.

Même s’il est techniquement correct de parler de dromadaire dans cette partie du monde, nous emploierons le terme populaire chameau .

1118.

Navarre, Yves. Biographie. p. 229.

1119.

Navarre, Yves. Biographie .p.73.

1120.

Navarre, Yves. Biographie .p.183.

1121.

Vasse, Denis. Le poids du réel, la souffrance. p. 170

1122.

Noël, Bernard. Treize cases du Je. p. 278.

1123.

Noël, Bernard. Treize cases du Je. p. 10-14.

1124.

Le Bel Occident est l'un des noms du royaume des morts chez les Egyptiens de l'antiquité, puisque c'est à l'Ouest que le soleil disparaît pour sa course nocturne avant de renaître à l'Est au matin.

1125.

Il s’agit d’une urne cinéraire, le vase dans lequel on rassemble les débris du corps après sa crémation.

1126.

Deut. XXXIV 61

1127.

Gen. XXV 9

1128.

Ex. XX 4

1129.

Voir Beaujour, Michel. Miroirs d'encre. p. 309. Et Marin, Louis .»Du corps au texte: propositions métaphysiques sur l'origine du récit.» Esprit. 423(1973) : 913-928.

1130.

Laporte, Roger. Fugue. p. 102.Cette idée est reprise par Eliane Formentelli dans «Bilinguisme et poésie.»in Du Bilinguisme. p. 105 : « Accomplir une oeuvre sur une rupture linguistique, c'est [...] ériger au lieu même d'une absence, d'une cassure et d'un oubli, un mémorial à l'objet absent. »