TROISIEME PARTIE 
FICTION
Les pierres des pyramides qu’ont volées les Occidentaux sont devenues les pierres de l’Intifada.

Fig. 15. Mendiant à Mascate. (Cliché : Dominique Baudis.
Fig. 15. Mendiant à Mascate. (Cliché : Dominique Baudis. Regard sur le Proche-Orient.).
Un jour, nous rentrerons chez nous
baignés de chaleur et d’espoir
Nous rentrerons, aussi long soit le temps qui passe
et l’espace qui nous sépare

Ô cœur, tout doux ! Non, ne te jette pas
en route pour rentrer, tu es si faible
Las ! demain les oiseaux prendront le chemin du retour
par nuées. Mais nous, nous resterons ici…

Là-bas se trouve une colline au milieu des collines
qui s’endort et s’éveille en nous étant fidèle
Des gens qui sont amour, des gens dont les journées
sont une attente calme, un chant mélodieux
Des contrées à perte de vue, aux saules alanguis
ployant au-dessus des ruisseaux
Des fleurs, à l’ombre, aspirant à grands traits
le parfum de la paix, l’eau pure du bonheur

Nous rentrerons. Un rossignol m’a dit
- je l’avais rencontré, à l’aube, au tournant du chemin

Que les rossignols de là-bas
vivent toujours de nos poèmes
Que notre place attend, entre la douceur des collines
et la tendre affection des gens
Ô cœur, comme les vents nous ont éparpillés !
Viens, nous allons rentrer, allons…
Chanson des Frères Rahbani, interprétée par Fayrouz (album Al-Quds fi l-bal.)
(Traduction : François Clément)’ ‘ On n'écrit jamais que sur soi puisqu'on connaît si peu les autres. 1131 ’ ‘ My soul can look upon my living body with the cool detachment of a stranger. (CG BP 135) ’ ‘ Why was history a never-ending story of dichotomy? (CG BP 202)

On compte une trentaine d'écrivains d'origines diverses pour une période d'un siècle, romanciers, nouvellistes, poètes, dramaturges : s'ils ont tous choisi (avec plus ou moins de bonheur) la langue anglaise, il demeure pourtant légitime de s'interroger sur la pertinence d'une étude globale. Que peuvent avoir de commun le texte d'Ameen Rihani, The Book of Khalid datant de 1911 et le roman de politique-fiction de Carl Gibeily, Blueprint for a Prophet de 1997 ou bien Rima Alamuddin, jeune fille rangée, et Sonia Rami dont le livre Antiquity Street est interdit en Egypte? Quelle unité peut-on trouver entre des écrivains qui ont accompli (ou sont en train de bâtir) une œuvre en anglais comme Edward Atiyah , Etel Adnan, Nabil Saleh, Ahdaf Soueif, et ces auteurs occasionnels qui ont publié une ou deux nouvelles dans une revue plus ou moins largement diffusée ou un poème dans un recueil de circonstance tel que And Not Surrender suscité par les dramatiques événements survenus au Liban en 1982? Que dire aussi d'Andrée Lake/Chedid ou de Jabra Ibrahim Jabra dont l'oeuvre majeure est écrite dans une autre langue (le français pour la première, l'arabe pour le second)? Ou encore des précurseurs, Ameen Rihani, Gibran Kahlil Gibran et Mikhail Naimy ainsi qu'Etel Adnan qui naviguent d'une langue à l'autre? Pourquoi certains essayistes ou publiscistes comme Edward Atiyah ou Saïd K. Aburish ont-ils également choisi la fiction : y a-t-il redite entre An Arab Tells His Story et Black Vanguard, entre One Day I Will Tell You et The St George Hotel Bar ? Pourquoi encore Gibran Kahlil Gibran, Mikhail Naimy, Khalid Kishtainy, Etel Adnan ont-ils recours à d'autres formes d'expression artistique, ajoutant l'image au verbe, à leur verbe, mais aussi à celui des autres (A Beggar At Damascus Gate de Yasmin Zahran est illustré par Etel Adnan; elles partagent certes le même éditeur, mais est-ce là une raison suffisante)?

Fig. 16. AR
Fig. 16. AR BK 3.

La diversité n’est qu’apparente. The Book of Khalid n'est pas si éloigné de Blueprint for a Prophet qu'on pourrait le penser : non seulement les ruines de Baalbek jouent un rôle important dans les deux romans, mais ils ont aussi en commun la quête des racines historiques d'une région secouée par diverses crises politiques, religieuses, économiques : une telle quête permet d'accéder à une continuité interrompue par une présence occidentale plus ou moins bien supportée. Rima Alamuddin et Sonia Rami montrent deux femmes aux prises avec leur famille, leur société : si la seconde est plus provocante que la première, il n'empêche que les situations qu'elles évoquent posent des questions fondamentales touchant la place de la femme dans la société proche-orientale. Ces écrivains ont choisi l'anglais comme langue d'expression parce que les thèmes qu'ils abordent intéressent non seulement leur Orient d'origine mais aussi l'Occident que la plupart habitent (ou se proposent de visiter) : l'Occident est partie prenante dans les crises politiques et personnelles qu'ils mettent en scène: une éducation étrangère provoque des ruptures au niveau individuel avant qu'elles ne se déplacent au niveau collectif. Le va-et-vient linguistique de certains écrivains témoigne de leur désarroi, de leur morcellement face au choc culturel qui n'en finit pas de se jouer en eux. D'autres se sont plus fortement ancrés dans une réalité linguistique mais fluctuent d'un genre à l'autre, mettant en scène le trouble constitutif de leur identité, tentant de le cerner pour mieux l'apprivoiser. Il semble d'ailleurs que mettre le doigt sur le problème, le désigner, ne va pas de soi : d'où cette surenchère picturale chez certains artistes qui montre clairement qu'il y a, au fond, un problème de représentation : comment est-ce que je me vois ?, sans doute, mais plus douloureusement, plus crucialement, comment est-ce que l'Autre me voit ?- l’Autre étant ici l'Occidental puisque c'est sa langue qui a été choisie; cependant cette question de l'altérité ne va pas de soi, étant donné que les écrivains participent de deux - voire trois - cultures : s'ils écrivent en anglais pour des Anglais (ou des Américains) - en tous cas, des anglophones - écrivent-ils comme des Anglais? Leurs textes ont-ils leur place dans ce qu'on appelle couramment la littérature anglaise (ou américaine) ? Sont-ils reconnus dans ces pays comme des écrivains à part entière ou font-ils figure d'appendice exotique? A l'exception de Gibran Kahlil Gibran, mondialement connu et traduit dans de très nombreuses langues ( ce qui participe d’une impulsion qu'il avait lui-même donnée), combien de ces auteurs ont-ils acquis la notoriété? Leurs éditeurs ont une renommée plus ou moins grande et certains sont relativement spécialisés, ce qui donne assez peu de chance à un large public d'avoir, sinon accès, du moins connaissance de ces textes. Ainsi Three Continents Press ou Quartet Books n'ont-ils pas la même diffusion que Bloomsbury. De la même façon, comment Isis de Yussreya Abou-Hadid publié par The Anglo-Egyptian Bookshop au Caire peut-il atteindre des lecteurs, même si ceux-ci sont intéressés? Khalil Kishtainy est lui aussi difficilement accessible : Checkpoint est un tapuscrit publié par le Centre culturel irakien de Londres. D'autre part, la mauvaise qualité fréquente de l'édition (de nombreuses fautes d'impression gênent la lecture) peut être un facteur dissuasif dans certains cas.

Si la traduction dans la langue étrangère peut être prise en compte comme critère de reconnaissance, The Thin Line d'Edward Atiyah a été traduit en français sous le titre L'Etau 1132 , puis porté à l'écran par Claude Chabrol et intitulé Juste Avant la Nuit en 1975. Il faut attendre 1999 pour que Ahdaf Soueif arrive en deuxième position pour l'attribution du Booker Prize, ce qui a entraîné une traduction française presque immédiate 1133 . Ce problème de leur reconnaissance, de leur prise en compte, dans la littérature anglaise est dû à une difficulté de classement, comme en témoignent mes tentatives jusqu'à présent restées vaines de trouver un éditeur qui accepte une traduction de Outremer de Nabil Saleh: l'éditeur français Actes Sud rassemble une importante collection d'auteurs arabes contemporains, ainsi que d'auteurs anglais. Malgré l'intérêt qu'il suscite auprès des directeurs de ces deux collections, Outremer a été refusé par ceux-ci parce qu'il n'appartient ni au domaine de l'un (son rapport avec la littérature anglaise n'est pas évident) ni à celui de l'autre (bien que traitant du monde arabe, il n'est pas écrit en arabe). Dès lors le problème sera de trouver une place pour ces textes dans les littératures arabe ou anglaise ou dans un entre-deux littéraire. S'agit-il de littérature coloniale (une partie a été écrite pendant la période coloniale) ou postcoloniale, ou bien les auteurs se situent-ils ailleurs que dans ces catégories? L'orientalisme est-il une catégorie plus pertinente? Peut-elle s'appliquer à ces écrivains pour qui l'Orient n'est pas un lieu exotique, même si la dimension imaginaire existe : mais il s'agira d'un autre type d'imaginaire, d'une autre fonction de l'imaginaire, fondé sur des éléments connus et non pas inventés : un Oriental (The Native Informant) peut-il être orientaliste? Le choix de l'anglais est-il un critère qui permet de parler de littérature anglaise ou bien faudra-t-il parler de littérature en anglais? S'agira-t-il de littérature arabe en anglais? 1134

Notes
1131.

Navarre, Yves. La dame du fond de la cour.Arles : Léméac/Actes Sud, 2000. p. 120.

1132.

Edward Atiyah. L’Etau. Paris: Gallimard, 1963.

1133.

Ahdaf Soueif. Lady Pacha.Paris: Jean-Claude Lattès, 2000.

1134.

Cette question de l’acculturation est largement abordée par Edward Said dans ses écrits .