A - LES ECRIVAINS DU MAHJAR.

Ameen Rihani, Gibran Kahlil Gibran et Mikhail Naimy sont tenus pour la trinité littéraire libanaise 1135 . Ils font partie d'un mouvement d'émigration vers les Etats-Unis dont plusieurs membres ont joué un rôle intellectuel et politique influent au Proche-Orient. Malgré leur éloignement géographique, un de leurs soucis majeurs demeurait l'évolution de leur pays natal. C'est ainsi que la poésie du Mahjar (c’est-à-dire de l'émigration) fut une force active dans la construction des nations arabes 1136 . Grâce à la presse en arabe qu'ils publiaient depuis les Etats-Unis, ces écrivains pouvaient critiquer activement la politique ottomane au Levant, sans risquer la censure, et introduire des idées occidentales de démocratie. De même, par l'intermédiaire d'associations littéraires telles que Al Rabita al-qalamiya, ils ont été des innovateurs en poésie arabe en y introduisant le poème en prose ou le vers libre, et ce, grâce à leur contact direct avec les écrivains anglais, américains et européens. Ces trois précurseurs ont écrit en arabe et en anglais, mais leur formation étant différente, leur relation à la langue anglaise l'est également. Tous trois ont été marqués par les transcendantalistes américains, Thoreau, Emerson, Whitman dont on trouve la trace dans leurs écrits. Mais leur originalité par rapport à la littérature américaine proprement dite vient de l'alliance du transcendantalisme avec une inspiration puisée dans le soufisme. Leurs oeuvres en anglais représentent un compromis entre un idéalisme sermonneur importé des Etats-Unis, un pessimisme à la Nietzsche, une mélancolie romantique et une tendance à unifier, dans un style prophétique, les discours spirituels et mystiques d'Orient et d'Occident. Leur ambivalence par rapport à l'Occident imprègne leurs écrits : s'ils admirent l'Occident pour sa culture, sa démocratie, ils critiquent son matérialisme. S'ils lui reconnaissent un pouvoir dynamisant - dont ils se font les phares (MN BM) en Orient - ils n'en dénoncent pas moins ses appétits colonialistes.

Installés en Occident, ils sont néanmoins irrémédiablement attirés par le Liban pour lequel ils éprouvent une nostalgie qui se traduit par une exaltation de la nature qu'ils semblent percevoir ou réinventer d'autant mieux qu'ils en sont déracinés. Cette expérience du déracinement, du déplacement, donne la primauté à l'individu et à sa représentation contrairement à la tradition littéraire orientale qui s'occupait peu de l'individu et de son intériorité en tant que tels. Les écrivains du Mahjar s'appuient souvent sur leur propre expérience, aussi les éléments autobiographiques sont-ils nombreux dans leurs oeuvres. En quête d'unité – comme en témoigne l'universalisme de leur pensée - parce qu'ils sont porteurs d'une déchirure qui les constitue, ils se situent dans un entre-deux où se fait et se défait la synthèse entre l’espoir d’un renouveau au contact de l'Occident et un attachement viscéral à une authenticité puisée dans la patrie libanaise et ses racines phéniciennes 1137 et dans sa langue. 1138

Notes
1135.

1139 Donohue, J.J. ‘Le festival Gibran.’ Travaux et Jours. 35(Avril-juin 1970) : 102.

1136.

Hanna, Suhail Ibn Salim. ‘Khalil Gibran et Walt Whitman: étude de littérature comparée.’ Orient. 47-48(1968) : 123.

1137.

Ces racines phéniciennes ont été largement magnifiées, imaginées, construites par le Mahjar comme un moyen de donner plus de densité au Liban rêvé et de le distinguer du reste de la région.

1138.

Voir Anthologie de la littérature arabe contemporaine T.1. Romans, nouvelles. Préface de Jacques Berque. Paris : Le Seuil, 1964.