1 - Ameen Rihani .

Ameen Rihani, dont on tient The Book of Khalid pour le premier roman d'un Arabe en anglais, était à l'origine de cultures et de langues française et anglaise. Il n'apprit l'arabe qu'à l'âge de 22 ans. Il écrivit cependant dans les deux langues 1139 : fiction, poésie, récits de voyage, articles politiques... Il est plus innovateur en arabe, où il introduit des modes occidentaux (le poème en prose, par exemple) qu'en anglais, où il éprouve un peu de difficulté à se démarquer de ses sources d'inspiration (les transcendantalistes, entre autres). Cependant sa bi-culturalité lui confère une grande originalité : la langue et la culture arabes travaillent la langue et la culture anglaises qu'il manie avec un plaisir indéniable. Son recueil de poèmes A Chant of Mystics (1921) est nettement moins sophistiqué que The Book of Khalid (1911) : le vocabulaire y est plus simple, la rime binaire rappelle les règles de la poésie arabe classique. Seul le rythme témoigne d'une recherche plus poussée, comme dans le poème éponyme (AR CM 78) qui recrée la cadence hypnotique d'une danse de derviches avec ses répétitions et ses ruptures. Si l'on y remarque une très nette inspiration soufie, avec des thèmes, voire des expressions, qui apparaissent par la suite chez Gibran Kahlil Gibran, on peut également faire une lecture politique d'un certain nombre de ces poèmes. La nostalgie de la terre natale est aussi celle d'un âge d'or (AR CM 23-43) révolu à cause de la corruption (AR CM 22-64) et de la tyrannie ainsi que de l’impérialisme (AR CM 58-59). S'y exprime aussi un fort désir de combattre (AR CM 67), de refuser l'humiliation de la défaite (AR CM 21 ;15) tandis que se perçoit le frémissement d'un renouveau (AR CM 22).

The Book of Khalid, illustré par Gibran Kahlil Gibran, est un roman expérimental que, caractérisent une modernité et une audace pratiquement absentes des textes postérieurs. Il faut attendre William Peter Blatty et son jeu autobiographique, Which Way to Mecca, Jack ?(1957), puis Carl Gibeily, Blueprint for a Prophet (1997) pour trouver une telle complexité structurelle, linguistique et intertextuelle. Il s'agit d'une histoire assez simple, celle d'un émigrant libanais qui part avec son ami Shakib aux Etats-Unis - avec les motifs récurrents qui ont été étudiés dans la deuxième partie de notre étude : il y fait la mauvaise expérience du matérialisme de la société américaine avant de retourner au Liban où il est confronté aux problèmes politiques et religieux de son époque. Il s’agit, d’une certaine manière, d’un roman de formation - la quête d'un individu à travers diverses épreuves et rencontres. La série d'emboîtements qui constituent le texte lui donne son originalité : le récit cadre rapporte la découverte d'un manuscrit, celui de Khalid. Le narrateur de ce premier récit part en quête de témoins de l'histoire de Khalid et rencontre Shakib qui lui confie son propre texte auquel viennent s'ajouter des textes traduits et des lettres. Si l'on ajoute que le récit n'est pas réellement linéraire, on entrevoit un peu de sa complexité, reflet de la difficile quête d'identité du sujet arabe d'expression anglaise. Cette construction emboîtée se retrouve chez des auteurs plus tardifs. Le narrateur qui assure la liaison entre les différents textes, ainsi que Shakib, le personnage qui sert de lien entre le narrateur et Khalid, se situent par là dans un entre-deux culturel qui se traduit par un désir de complémentarité et de synthèse (comme The Book of Khalid qui participe de plusieurs genres et de plusieurs cultures) : désir d'union entre Orient et Occident, Christianisme et Islam, matérialisme et spiritualité (thèmes développés par Ameen Rihani dans The Path of VIision (1921), dont The Book of Khalid serait une mise en scène). Outre cet aspect philosophique, ce texte, écrit en 1911, est profondément ancré dans son époque : les événements fictifs qu'il décrit sont situés en 1909. Il jette un regard sans complaisance sur la situation politique au Liban et sur celle des Etats-Unis. Ce double regard critique est une des constantes de cette littérature. Les colonialismes ottoman et occidental sont condamnés et le texte se transforme en un pamphlet qui appelle à un sursaut salutaire.

L'ambivalence qui consiste à montrer en même temps que les aspects négatifs, les points positifs est un signe de la difficile position du sujet bi-culturel qui a accès aux deux côtés, de l'intérieur. Le regard est certes critique, mais il est constructif : Ameen Rihani a participé activement à divers congrès et groupes de réflexion; en 1913, il représenta les Arabes émigrés en Amérique à Paris, lors des premiers congrès arabes 1140 . Il joua souvent par la suite un rôle diplomatique officieux. Dans ses nombreux articles, il tenta d'expliquer aux Américains la situation au Proche-Orient ou aux Arabes, l'intérêt du pan-arabisme. The Book of Khalid travaille dans ce sens. En s'appuyant sur un passé culturel riche, en glorifiant les ancêtres phéniciens, pionniers, créateurs, inventeurs d'une civilisation répandue dans tout le bassin méditerranéen, et en proposant de l'histoire une lecture cyclique, il cherche à établir une continuité entre ce passé et un présent beaucoup moins enviable. Ce retour sur le passé rejoint le prétexte du récit et la quête d'une identité problématique individuelle et collective. Cependant, tout ceci n'est peut-être pas à prendre à la lettre dans la mesure où l'ironie et la dérision ne laissent pas l'idéologie triompher. Si elles sont un masque, une protection, pour l'auteur dont les critiques sont souvent à la limite du blasphématoire ou du diffamatoire - en ceci, ironie et langue anglaise sont des alliées contre la censure contemporaine - elles permettent surtout une distance, un écart où se joue un autre jeu, celui du signifiant : ce texte est avant tout un texte de jouissance de la langue et du jeu littéraire :

Khalil loves a fine-sounding, easy-flowing word; a word of supple joints, so to speak; a word that you can twist and roll out, flexible as a bamboo switch, resilient as a fine steel rapier... (AR BK 53)

La langue devient un terrain de jeu (‘a maze’ (AR BK 54) à explorer, où les mots courants côtoient les plus rares et les plus archaïques, où le moindre signifiant peut couvrir un signifié anglais et un signifié arabe simultanément. Ainsi ‘sham ‘(AR BK 58) souligne à la fois l'identité factice (on se souvient comment Salom Rizk avait ce sentiment (fake)) et l'origine syrienne (  ) de Khalid, le premier étant la conséquence du second. De la même façon, le caractère parodique du texte, ses citations à la Whitman (AR BK 49-50), à la Thackeray, à la Radcliffe (AR BK 258) cachées (Renan, cité traduit sans aucune notation (AR BK 260)) fonctionne à plusieurs niveaux. Le lecteur est sans cesse sollicité et manipulé :

Our readers, though we do not think they are sorry for having come out with us so far, are at liberty to continue with us, or say good-bye. But for the Editor there is no choice. (AR BK 138)

Et il l’est, pour son plus grand plaisir.

Ce premier roman en anglais est contemporain de ce qu'on considère comme le premier roman moderne en arabe Zeinab de Mohammed Hussein Heykal, paru en 1914, écrit à Paris, où son auteur poursuivait des études de droit. D'un romantisme moralisant, ce roman n'en est pas moins réaliste. Ce courant a continué d'inspirer la production romanesque en arabe pendant plusieurs décennies, en privilégiant les théories sociales et politiques par rapport à l'esthétique 1141 . Si l'idéologie joue un rôle important dans The Book of Khalid, l'esthétique en allège considérablement le poids, ce qui n’est pas toujours le cas avec d’autres romans d'autres auteurs.

Même s'il est impossible d’évoquer une école arabe en anglais, on peut dire que The Book of Khalid met en place un certain nombre de perspectives récurrentes dans les textes qui suivent quelles que soient leur époque ou leur origine géographique.

Fig. 17. AR BK 93
Fig. 17. AR BK 93.

Notes
1139.

Fontaine, Jean. ‘Amin Rayhani : Chrétien ou musulman ?’ Travaux et Jours. 38 (Janvier-Mars 1971) : 103-114.

1140.

Voir aussi AMR WM .

1141.

voir Anthologie de la littérature arabe contemporaine. T.1.