Une anthologie récente d'auteurs arabes-américains est intitulée Post Gibran 1143 , ce qui montre la renommée persistante de l'auteur de The Prophet (1923), renommée littéraire qu'il n'a pas acquise immédiatement aux Etats-Unis. A l'inverse d'Ameen Rihani, il était de formation arabe et, des Etats-Unis où il avait émigré avec une partie de sa famille, il retourna étudier au Liban, démarche originale parmi les écrivains qui nous concernent, dont la plupart a quitté le Proche-Orient pour aller étudier en Occident. Avant d'être écrivain, Gibran Kahlil Gibran était peintre. Il était reconnu comme peintre aux Etats-Unis depuis assez longtemps, alors qu'en Orient, on saluait déjà son talent d'écrivain. Ce décalage est sans doute dû à son manque d'assurance en anglais. A une de ses amies américaines, il confie : Je tiens à m'excuser... pour mon anglais hésitant dans la lettre que vous avez reçue; j'ai l'impression de vous y avoir envoyé une fausse copie de mon être 1144 . Pendant longtemps, il avoue qu'il continue à penser en arabe et demeure un hôte [...] dans la demeure de la langue anglaise 1145 .Cette relation ambiguë à la langue anglaise est une source de difficultés pour le critique : en effet, s'il écrit dans les deux langues, il est malaisé de faire la part de ce qui a été conçu dans l'une ou dans l'autre. Certains textes ont d'abord été écrits en arabe avant d'être publiés en anglais, traduits par Gibran lui-même mais la plupart du temps avec une aide extérieure. Ainsi même The Prophet a-t-il d'abord été un brouillon en arabe insatisfaisant. Une longue gestation l'a fait surgir en anglais avec l'aide de Mary Haskell. De nombreux livres de Gibran se présentent comme des recueils de paraboles et d'aphorismes, forme littéraire qui n'exige pas nécessairement de continuité et qui favorise cette juxtaposition de textes écrits dans les deux langues. D'ailleurs, plus on avance dans le temps, plus ce rapiéçage est fréquent, et moins les textes sont inédits (Gibran recycle de plus en plus le matériel qu'il avait écrit auparavant). Selon les différentes biographies de Gibran, Jesus the Son of Man (1928) serait la seule oeuvre originale, conçue comme un ensemble et non pas comme une mise bout à bout de fragments épars. La gloire de Gibran a eu aussi pour conséquence perverse la publication posthume de textes plus ou moins apocryphes : à nouveau, le genre permet ce type de compilations. Les critiques spécialistes de Gibran émettent des doutes quant à l'authenticité de The Garden of the Prophet (1933) ( patchwork de textes en anglais et de traductions reconstitué par Barbara Young) ou encore de la pièce Lazarus and his Beloved (1973). Ces indications rapides constituent une mise en garde, un appel certain à la vigilance à ceux qui écrivent sur les œuvres en anglais de Gibran.
Comme Ameen Rihani, il a été marqué par les transcendantalistes américains, par Nietzsche, William Blake et la Bible, dont le style est particulièrement reconnaissable dans ses oeuvres. La Bible est évidemment un texte fondamental pour ces écrivains de l'exil, puisqu'elle est née sur les mêmes rivages qu'eux et qu'ils y puisent une inspiration spirituelle et stylistique 1146 . C'est peut-être parce qu'il se sentait étranger à la langue anglaise que Gibran privilégie un style assez simple. Mais peut-être faut-il attribuer ce choix à une stratégie littéraire. Le fait qu'il soit peintre a-t-il une influence sur l'adoption de textes courts, fragmentés, comme des vignettes ou des tableaux, contenus dans un espace limité? On note chez Gibran une importance de la binarité, de la symétrie, du chiasme au niveau des signifiants mais aussi des macrosignifiants que sont les personnages véhicules dans ses maximes ou proverbes. Cette coupure binaire est liée à celle inscrite au cœur de l'exilé bilingue. Le chiasme par sa structure d'enfermement témoigne de la difficulté que le sujet éprouve à s'arracher à cette situation de partage. Cependant, simultanément, les oeuvres composées de maximes, paraboles et autres textes courts sont signes de la fragmentation d'un sujet qui cherche une continuité. L'exemple le plus frappant de ce morcellement du sujet se trouve dans Jesus the Son of Man, mosaïque de témoignages qui visent à (re)constituer un personnage central, Jésus :
‘ My past has been so many threads, but not a cloth; so many stones of various shapes and sizes, but not an edifice. 1147 ’L'antidote à cet éclatement, à cette fracture du sujet, réside dans l'interprétation habituelle de ces textes qui fait ressortir un désir de totalité, d'universalisme. C'est ce qui explique sans doute le succès très large de The Prophet. On pourrait s'arrêter là, se contenter de cette lecture certes satisfaisante mais réductrice de l'oeuvre de Gibran.
L'oeuvre arabe et surtout les articles politiques de Gibran publiés simultanément, dans la presse arabe aux Etats-Unis, et à destination du Levant, devraient être pris en compte pour donner un autre éclairage à son oeuvre en anglais. Gibran était convaincu de la responsabilité de l'émigré dans la libération de son pays non seulement du joug ottoman mais aussi du joug religieux dont lui-même aurait eu à souffrir si l'on en croit les éléments biographiques de Broken Wings (1912) 1148 . Ses textes politiques, assez violents, dénoncent les nombreux excès qui menaient le Liban à sa ruine : il y critique le régime politique corrompu, despotique, les hiérarchies religieuses, facteurs de division, le colonialisme (colonisateur et colonisé sont renvoyés dos à dos car ce dernier est passif donc consentant quand il n'est pas collaborateur). Si l'on propose d’établir un lien entre les textes dans les deux langues, de faire jouer une intertextualité, c'est que ces textes universalistes (dont il faut répéter que leur langue de conception est incertaine) sont fortement ancrés dans un contexte géographique et historique libanais et au-delà, phénicien (il est utile de rappeler le mouvement phénicianiste sur lequel certains politiciens de l'époque fondaient leur théorie). La nostalgie pour la terre natale est omniprésente. The Prophet est un texte sur le retour, mais un retour impossible (comme on le perçoit dans The Garden of the Prophet). Gibran, comme beaucoup d'autres auteurs arabes d'expression anglaise, demeura toute sa vie dans un entre-deux douloureux :
‘ Des tas de choses pèsent sur mon esprit. C'est le fait d'être dans deux mondes : la peinture et l'écriture, la Syrie et les Etats-Unis... Je suis dans l'entre-deux, et l'attente est pesante. 1149 ’Comme le fait remarquer un de ses biographes récents, Gibran peint l'Occident avec des yeux d'Oriental et écrit en anglais ses pensées arabes 1150 , ce qui pourrait s'appliquer à beaucoup des auteurs qui nous occupent ici.
Said, Edward W. Culture and Imperialism. p.355.
Akash, Munir and Mattawa, Khaled eds. Post Gibran . Anthology of New Arab-American Writing.(1999).
Dahdah, Jean-Pierre. Khalil Gibran . Une Biographie. p.119.
Dahdah, Jean-Pierre. Ibid. p. 396.
Voir Abraham Mitrie Rihbany(Pt. 2)
Naimy, Mikhail. Kahlil Gibran . A Biography. P.163-164.
Gibran, Gibran Kahlil. Broken Wings. (Al- Ajnihah Al-Mutakassirah).
Dahdah, Jean-Pierre. Khalil Gibran . Une biographie. p. 267.
Dahdah, Jean-Pierre. Ibid. p. 267