3 - Mikhail Naimy .

Mikhail Naimy fut sans doute le premier biographe de Gibran Kahlil Gibran, mais ce faisant, c'est un texte autobiographique qu'il livra au public arabophone d'abord, puis anglophone lorsque le livre fut traduit :

I could not write of Gibran without at the same time writing something of myself. How could I do otherwise with that close spiritual kinship that existed between us? [...] In speaking of myself I had no other purpose but to make the portrait I am drawing of Gibran clearer, more complete and more life-like. 1151

Cette biographie est innovatrice dans le domaine arabe en ce qu'elle propose l'histoire d'une quête spirituelle, une sorte de Pilgrim's Progress. Malgré sa formation russe qui le différencie des deux auteurs précédents, on note de nombreux points communs entre Mikhail Naimy et ceux-ci :

Le poète est prophète, philosophe, peintre, musicien et prêtre. Il est prophète, car il voit avec son regard intérieur ce que ne voient pas tous les hommes. Il est peintre, parce qu'il est capable de verser tout ce qu'il voit et entend dans de beaux moules, qui sont les formes des mots. Musicien, parce qu'il entend des sons harmonieux, là où nous n'entendons que murmure et bruissement. [...] Prêtre, car il sert un dieu qui est vérité et beauté... 1152

Dans ce même texte, intitulé Le Crible (al-ghorbâl), il insiste sur la dimension sociale et politique de l'écrivain :

Le poète ne doit pas être l'esclave de son temps, à la disposition de la volonté de son peuple, écrivant ce que celui-ci lui demande et n'exprimant que ce qu'il souhaite entendre. [...] Mais nous pensons, simultanément, que le poète ne saurait se fermer les yeux ni se boucher les oreilles face aux besoins de la vie... 1153

Ainsi The Book of Mirdad (1948) est-il à la fois un livre prophétique dans un style à la Gibran et un livre politique. Il s'agit de deux récits littéraires chronologiquement inversés. Le récit prétexte à la première personne s'inscrit dans la tradition du conte, avec une quête aux accents gothiques (assortie d'une série de rencontres avec des formules rituelles, magiques, des malédictions), qui mène au Livre de Mirdad proprement dit, lequel retrace des événements antérieurs à la quête. Il est composé d'une succession de chapitres dont les questions-réponses, les séries de maximes et le style binaire de l'ordre de la tautologie rappellent The Prophet. En filigrane, le récit suit la vie de Jésus, avec un Judas (Shamadan), un disciple bien-aimé (Naronda, le scribe); Mirdad est condamné par le pouvoir politico-religieux puis réapparaît après avoir été emprisonné. Comme ses prédécesseurs, Mikhail Naimy met en scène la division du sujet (illustrée, entre autres, par l'opposition entre Mirdad et Shamadan) qui est source de création. Se pose aussi la question de l'accession à la parole pour le sujet : dans ce monastère, en effet, l'usage du je est interdit (MN BM 43). D'autre part, la présence d'un passager clandestin (MN BM 11) oriente la quête vers l'Autre dans le sujet. Au-delà de la fable spirituelle (contre le matérialisme), intemporelle, le texte porte les signes d'une temporalité définie, Milky Mountains dissimulant à peine le Mont Liban. De même, le choix de Noé, de l'Arche et la conclusion sur le peuple de marins (MN BM 248) ramènent le lecteur à ces racines phéniciennes déjà mentionnées auxquelles Mikhail Naimy fait expressément allusion dans l'introduction à l'édition anglaise de la biographie de Kahlil Gibran :

The name [Lebanon ] means « The White » , so called because the Lebanese peaks are snow-capped a good part of the year. [...] Lebanon was the home of the ancient Phoenicians who, centuries before Christ, had sailed the high seas, established colonies in North Africa and Europe, fought Rome... 1154

La réécriture de l'histoire de Noé qui fait de lui un acteur dynamique (MN BM 11 ;241) vise à modifier la représentation négative d’un Liban qu’un pouvoir corrompu a rendu exsangue, d'un Liban qui doute. En guise de préface, l'éditeur libanais raconte l'histoire de la publication de ce texte, refusé par ses confrères londoniens sous prétexte de son universalisme (‘one might almost say it will be necessary to found a new Church in the English-speaking world before there would be a large enough sale to justify its publication ‘(MN BM 5)). Il cite la réponse de l'auteur qui le ramène à des préoccupations plus proches de lui :

While conceived and written in English, the book is not meant for the English-speaking public alone. Nor is it meant « to shock » or « to startle » the followers of any creed; but rather to shake mankind out of the stupor of dogmatic lethargy so pregnant with hatred, strife, chaos. (MN BM 6)

D'ailleurs, ironiquement, hors texte, The Book of Mirdad continue à être un message à retardement : transmis par Mirdad à son scribe, puis au narrateur, il lui faut encore subir une autre épreuve initiatique (parallèle à l'ascension initiale) avant d'atteindre le lecteur occidental.

Fig. 18. AR
Fig. 18. AR BK 97.

Ces trois écrivains présentent des similitudes indéniables. Liés par une expérience commune, ils ne pouvaient échapper à une influence mutuelle d'autant plus qu'ils fréquentaient les mêmes cercles littéraires. En dépit de la récurrence dans leurs œuvres de certains thèmes et de certaines images, chacun a su faire preuve d'originalité. Le meilleur exemple en est le traitement du prophète par chacun d'entre eux. Ainsi Gibran Kahlil Gibran met-il directement en scène la parole du prophète alors que Mikhail Naimy la filtre par un récit préliminaire. Quant à Ameen Rihani, il y rajoute une dimension ironique et des commentaires qui multiplient les perspectives. Il semble aussi que Gibran Kahlil Gibran ait éprouvé plus de difficultés à se distancier de son personnage, ‘Almustafa the chosen and the beloved’ (GKG P 1) : la symétrie tronquée cache mal  (al khalil), qualificatif récurrent dans Jesus, The Son of Man (GKG JSM 21 ; 209 ; 212-213). Gibran est celui des trois émigrés qui a le plus souffert de son exil peut-être parce qu'il a vite adopté une signature en caractères latins et modifié son nom de Khalil en Kahlil devenant ainsi Autre, le passager clandestin de l'Arche (MN BM) aspirant à retrouver des racines dans une nature libanaise exaltée dès lors qu'elle est vécue comme manque. Si The Book of Mirdad peut être considéré comme l’archétype des romans de l’exil, Gibran Kahlil Gibran, lui, semble le type de l'exilé.

Notes
1151.

Naimy, Mikhail. Kahlil Gibran . A Biography. p.ix.

1152.

Naimy, Mikhail. al-Ghorbâl. (1923) cité in Anthologie de la literature arabe contemporaine. T.2. Les essais. p.142.

1153.

Naimy, Mikhail. Ibid. p.142.

1154.

Naimy, Mikhail. Kahlil Gibran . A Biography. p. v.