2 - Black Vanguard .

Black Vanguard (1952) est un roman africain qui s'inspire largement de l'expérience de son auteur au Soudan et de son mariage avec une Ecossaise.

Mahmoud, étudiant africain (le Soudan n’est jamais nommé), reçoit à la veille de ses examens de philosophie à Oxford une lettre de son père l'informant de son mariage par procuration (par contumace) avec sa cousine Badriya âgée de quinze ans. Malgré sa révolte contre cette atteinte à son libre arbitre, il obéit à son père, qui vient le rejoindre à Oxford avec Badriya et son institutrice anglaise, Jean Bannerman. Constatant la beauté du corps de la jeune épouse imposée, Mahmoud accepte son sort plus aisément – contre mauvaise fortune beau corps ! Parallèlement, son ami Amin épouse une de ses condisciples, Betty, et hésite longuement à retourner au pays malgré la déception de sa famille, mais surtout de peur des conséquences pour son couple. Mahmoud, lui, veut retrouver son pays natal car il se veut réformateur. Dès son retour, il est confronté à la petite société coloniale britannique dans laquelle est représentée toute une gamme d’attitudes vis-à-vis des autochtones, du conservatisme le plus farouchement raciste au progressisme prêt à aider le pays à acquérir son indépendance guidée. Mahmoud est traumatisé parce que Badriya retombe dans le cercle féminin traditionnel et refuse toute ouverture. Elle va jusqu'à causer la mort de leur fillette en la faisant exciser. A l'opposé, Aisha, la jeune soeur d'Amin, sous l'influence de Betty (plus anti-impérialiste et anti-britannique que le plus dur des nationalistes locaux) se montre curieuse de la vie nouvelle qui s'entrouve pour elle. Mahmoud découvre en Jean Bannerman la compagne idéale, mais inhibé par ses échecs divers, il ne réussit pas à établir une relation satisfaisante avec elle. Amin et Betty parviennent, quant à eux, à une relation équilibrée, dans leur couple et avec les deux communautés britannique et africaine, en choisissant une troisième voie, le cosmopolitisme, ce qui les rapproche beaucoup d’ Edward Atiyah et son épouse (EA ATS).

Black Vanguard offre un tableau assez complet des forces en présence dans ce drame de l'acculturation. Dans deux espaces distincts, Oxford, où se déroule la première partie de ce récit linéaire (environ un tiers du roman), et le village de Mahmoud, on suit les événements à travers les yeux de Mahmoud. Ces deux espaces délimitent clairement deux attitudes au monde : Oxford, lieu d'ouverture, de liberté (intellectuelle, sexuelle) où il n’existe pas de différence de statut entre les individus, s'oppose au village africain, lieu de fermeture, de conflits où une stricte hiérarchie est imposée par la tradition locale et par le pouvoir colonial étranger. La première partie du récit sert à exposer les données des problèmes alors que leur déroulement dramatique a lieu dans la seconde. Le colonialisme est au centre de ce roman : un pays en marche vers son autonomie, encore en proie à l'immobilisme, à l'oBSCurantisme, un pays-enfant, face à la structure, l'ordre, l'efficacité de l'Empire britannique avec sa supériorité intellectuelle, morale, sa parole qui fait Loi, c'est-à-dire une relation disproportionnée, perverse puisque le pouvoir s'arroge le droit de transgresser la Loi (l'agression d'un serviteur par un Anglais à la ferme de Mahmoud est maquillée en accident) et surtout celui de laisser le pays-enfant dans cet état d'attente d'une reconnaissance promise mais jamais accordée. Un cas particulier de rapport colonial, le mariage mixte est largement exposé ; le problème de l'altérité (avec l'insistance sur la couleur de la peau qui est facteur de représentation positive ou négative du sujet selon la manière dont il se situe par rapport à la norme qu'impose le colonisateur) influence grandement la relation entre les individus, de même race ou culture ou de race et culture différentes. Dans le contexte colonial, il s'avère que rien n'est personnel ni privé, mais que tout est collectif et politique. Le mariage mixte devient alors un enjeu entre les différentes factions et risque également de déraper vers l'engagement politique militant au lieu d'être un engagement sentimental. Cette mixité n'est pas seulement raciale, mais peut aussi exister au sein d'une même communauté, à cause de la disparité de l'instruction reçue par deux individus : Badriya n'a fréquenté que l'école primaire alors que Mahmoud a fait des études de philosophie à l'université.

Black Vanguard offre une série de portraits de femmes, en particulier, deux femmes et leur contraire : deux jeunes Africaines, Badriya et Aisha, et deux Anglaises, Betty et Jean; les unes représentent la norme (Badriya et Jean Bannerman qui malgré ses hésitations se révèle très conformiste), les autres, la transgression de cette norme, l'ouverture, l'accès à un autre statut de la femme.

Si l'on relie tous ces fils, on peut conclure que l'histoire de Mahmoud, récit de formation, est la métaphore de la marche vers la libération des pays colonisés et des femmes. Or, si le roman s'achève sur l'idée d'ouverture, de recommencement, cela ne signifie pas pour autant que Mahmoud ait résolu ses problèmes. Black Vanguard estambivalent. La dénonciation de la situation de la femme enfermée par les traditions dans un statut d'objet vient d'un narrateur masculin. Or une libération de la femme peut-elle intervenir de l'extérieur? L'échec de Mahmoud à arracher Badriya au harem est éloquent à cet égard. D'autre part, le regard réformateur progressiste, anti-impérialiste émane d'un individu formé par le système britannique. S'il maintient une distance critique, il n'en garde pas moins une sympathie marquée pour Sir William Carter, le représentant britannique ouvert. D'ailleurs les nombreuses références à la littérature (surtout à Shakespeare) et aux valeurs britanniques montrent un narrateur qui désire qu'on reconnaisse sa maîtrise de cette culture acquise et qui donc n'a pas encore atteint l'égalité avec le modèle.

Dans cette palette de personnages présentée par ce roman et le précédent, on perçoit la trace d'un sujet morcelé, la mise en scène de ses loyautés ambivalentes envers ses différents lieux d'attache.

Il serait intéressant de comparer Black Vanguard à Season of Migration to the North(1969) du Soudanais Tayeb Salih 1157 . L'auteur, plus jeune qu'Edward Atiyah, a étudié à Gordon College à Khartoum, là où enseigna Edward Atiyah avant de partir pour Londres. Marié lui aussi à une Ecossaise, comme son aîné, il se dit socialiste et convaincu de la possibilité de parvenir à l'unité arabe 1158 . S'il reprend un certain nombre d'arguments développés dans Black Vanguard, le texte arabe est beaucoup plus violent dans sa façon d’exprimer la frustration du héros acculturé (meurtres, viols, suicides) parce que sa crainte de perdre son authenticité est plus forte que chez Edward Atiyah dont les personnages, comme leur auteur, sont en quête d'un compromis équilibré ; c’est ce que traduit leur recherche du cosmopolitisme.

Notes
1157.

Salih,Tayeb. Season of Migration to the North.(mawsim al-hijra ila il-chamâl) (1969). London: Quartet Books, 1980.

1158.

Tomiche, Nada. La littérature arabe contemporaine.p.57-58.