3 - Lebanon Paradise .

Lebanon Paradise (1953) se démarque de l'expérience personnelle de l'auteur mais demeure dans le cadre de ses préoccupations politiques : les réfugiés palestiniens chassés de leur terre commencent à arriver au Liban où s’installe une situation qui ira en s'aggravant, ce que la conclusion du roman pressent alors qu'il n'est écrit que cinq années après 1948 (EA LP 253).

Comédie de mœurs et drame bourgeois, Lebanon Paradise tourne à la tragédie lorsque les destins individuels sont modifiés par des événements sur lesquels ils n'ont aucune prise. Violette Batruni, issue de la bourgeoisie fortunée, passe des vacances en famille dans la montagne libanaise, dans un hôtel au nom évocateur, le Lebanon Paradise. Il s'y trame toutes sortes d'intrigues, il s'y arrange toutes sortes de mariages, il y circule toutes sortes de commérages. Violette reçoit quotidiennement la visite de son fiancé André Trad mais elle s'ennuie d'une vie oisive, factice. Sa rencontre avec une journaliste occidentale lui permet de faire la connaissance de Musa Canaan, responsable de l'organisation d'un camp de réfugiés palestiniens. Grâce aux oeuvres de bienfaisance de sa future belle-mère, elle est admise au camp pour aider les infirmières. Elle s'y impose petit à petit par son application, son sérieux, sa détermination à s'intégrer parmi les autres membres de la petite équipe d'encadrement. Dans ce camp, elle est confrontée au cas douloureux d'Anwar Barradi, qui a, entre autres, perdu l'usage de la parole mais avec qui elle parvient à rétablir le contact et ainsi à l'identifier. Elle découvre qu'il s'agit du mari de Fareeda Barradi, une des patientes de son beau-frère, le médecin Emile Nasri, réfugiée dans un village proche de Beyrouth. Entre Emile et Fareeda naît une idylle à laquelle la lente guérison du mari retrouvé met fin. Une altercation pour une place de garage entre André et un autre jeune homme de la bourgeoisie met fin à la carrière de Violette : André, blessé grièvement, est paralysé. Violette comprend alors qu'elle l'aime au-delà des conventions sociales et décide d'oublier le sentiment ambigu qui commençait à se faire jour dans sa relation avec Musa Canaan.

Les deux héroïnes, Violette et Fareeda, représentent deux images de la femme, dans deux sociétés différentes, l'une chrétienne, l'autre musulmane. L'apparente liberté de mouvement et d'action de Violette est en fait illusoire puisqu'elle n'est qu'un objet précieux, monnaie d'échange dans la foire au mariage à laquelle ses parents participent avec une grande conviction. Emile Nasri, le beau-frère, n'est pas tellement mieux loti : il a été acheté. Les études occidentales de Violette ne sont qu'une plus-value et ne doivent déboucher sur aucune activité professionnelle. Fareeda a échappé au voile et à l'enfermement d'une famille stricte grâce à la fuite de Palestine. Elle découvre un monde dont elle n'avait eu jusqu'alors qu'une connaissance de deuxième main et dont elle s'était fait une représentation fondée sur ses lectures ou sur des films. Son extraction du cocon familial et sa séparation involontaire d'avec son mari lui donnent une indépendance qu'elle doit apprendre à maîtriser. Violette, au contact des réfugiés, découvre aussi une autre dimension, et si elle épouse André (devenu objet avarié) c'est son choix désormais et non plus celui de ses parents et de leur classe sociale. Cette émancipation de la femme trouve un équivalent dans celle de la société palestinienne, dont l'éclatement, causé par l'exil, modifie les structures et entraîne que l’on en vient à considérer certaines de ses traditions comme responsables de la perte de la terre.

La question palestinienne est abordée ici, depuis le Liban. On voit se mettre en place un certain nombre de problèmes qui seront traités par la suite par les autres écrivains. La question palestinienne en 1953 est encore une nouveauté que les pays voisins découvrent, alors qu'elle n'est pas véritablement récente comme le souligne l'un des personnages ( ’Haven't they [the English] been handing over to them [the Jews] the whole country since 1917?’  (EA LP 27)) ; son ampleur n'autorise plus à la considérer comme un détail ennuyeux (EA LP 18), d'autant moins qu'elle modifie l'équilibre traditionnel du Liban et du monde arabe tout entier (l'arrivée à l'hôtel de réfugiés occasionne la redistribution des chambres, les familles s'affrontent autour de cette question...) La Palestine, corps malade, est réduite au silence. Comme pour Anwar Barrada, le chemin de la guérison s'annonce long, difficile et exige des changements profonds.

Une évolution politique vers un socialisme à l'anglaise (évoqué dans An Arab Tells his Story) présenté comme solution montre à nouveau l'ambiguïté du texte : s'il dénonce le rôle de l'Angleterre dans la crise palestinienne, cette nation occidentale n'en apparaît pas moins comme la garantie d'une solution modérée. Lebanon Paradise porte donc un message militant mais pas extrémiste. La journaliste anglaise, Jennie Haydin, joue le rôle de truchement pour informer l'opinion anglaise.

Roman de formation (l'épreuve fait évoluer les personnages principaux), Lebanon Paradise met en scène une série de personnages doublés : Violette et Fareeda, André et Musa Canaan..., signe de la division du sujet écrivant qui hésite entre les différents pôles.

Il s'agit aussi d'une fable morale (André est puni par où il a péché, la vitesse; Fareeda retrouve le foyer conjugal avec un mari plus ouvert; Musa Canaan échappe à la gangrène causée par une balle sioniste). Néanmoins, certains personnages résistent à tout changement. La dérision utilisée pour dénoncer les futilités d'une société décadente, incapable de se projeter au-delà de ses petits problèmes matériels, laisse entrevoir l'incapacité du monde arabe à saisir l'importance de cette crise qui commence à le fissurer. Un autre fait laisse transparaître une note de pessimisme : Musa Canaan porte un nom qui n'augure pas un retour rapide : Moïse (Musa) est celui qui n'entre pas dans la terre promise (Canaan), il la contemple de l'extérieur.

Malgré ses ambiguïtés, ce roman a un caractère pionnier. En effet, il faut attendre 1967 pour que le conflit palestinien trouve un écho dans la fiction arabe, hors de Palestine 1159 . Même si Lebanon Paradise le traite de façon périphérique il le représente déjà comme un problème majeur qui ne laissera rien ni personne indemne.

Notes
1159.

voir Ballas, Shimon. La littérature arabe et le conflit au Proche-Orient.1948-1973.