Jabra Ibrahim Jabra, Palestinien émigré en Irak, est écrivain, traducteur de littérature anglaise en arabe, critique littéraire (il s'intéresse à la littérature européenne contemporaine), critique d'art (ce qui explique sans doute la grande place accordée aux arts visuels dans ses textes). Son oeuvre assez abondante en arabe est acclamée pour sa qualité, son innovation. Son premier roman surâkh fî layl tawîl (Cri dans la longue nuit) (1955) avait été remarqué pour sa modernité par rapport à son milieu littéraire : il y introduit une technique de récit haché qui sera reprise pour exprimer les déchirements politique et individuel. Ses romans suivants poursuivent cette exploration des moyens rhétoriques à mettre en œuvre pour rendre compte de l'expérience de la défaite, de l'aliénation et de l'exil d'une partie du peuple arabe :
‘ I want Arab writers [...] to participate in depicting [...] the transformation of our society. [...] They should portray the constant intellectual interaction between writer and society. 1164 ’Convaincu du rôle politique et social de l'écrivain comme témoin actif des transformations de la société, il privilégie les idées dans ses romans ( ’an action intermingled with ideas’ 1165 ) . Palestinien exilé, il tente par ses divers écrits (y compris ses essais critiques 1166 ) de renouer les fils coupés par la blessure :
‘ All of us were, through art, reliving our original Palestinian experience. [...] It was the wanderer's attempt to hang on to his vision, to keep the inner essence intact. 1167 ’Ce qu'il écrit de ses romans en arabe semble tout à fait pertinent pour celui écrit en anglais :
‘ The novels I wrote [...] were an expression of the anxiety of banishment. I was grappling with the endless theme of a Palestinian exile in an Arab world which he loved and observed, worried about and wanted to change. 1168 ’Hunters in a Narrow Street (1960), commencé en 1953 alors qu'il était à Harvard et écrivait en même temps des nouvelles en arabe 1169 tire beaucoup d'éléments de la vie de son auteur 1170 même s'il le nie dans l'introduction :
‘ The author wishes to emphasise that this story, though based on conflict and tragedy authentic to place and epoch, is in no way whatsoever a story of his life in Baghdad . (JIJ HNS ) ’Mais il a reconnu plus tard que même si la source autobiographique n'est pas recherchée consciemment, elle est inévitable. 1171
Hunters in a Narrow Street raconte une année dans la vie de Jameel Farran. Ce dernier a dû quitter Jérusalem bombardée par les sionistes, où sa fiancée Leila a été tuée (sa main arrachée, sous les décombres, hante le roman). Après une courte expérience du camp de réfugiés de Bethléhem, il part enseigner à Bagdad où il rencontre de jeunes Irakiens, intellectuels plus ou moins oisifs, Adnan Talif, Husain, Toufiq le Bédouin, et un Anglais, étudiant l'arabe, Brian Flint. Avec eux, il parcourt la ville, découvre ses cafés, ses bordels, ses bains et ses souks : parcours initiatique dans une ville où parallèle à Rashid Street, rue façade, coule le Tigre chargé d'histoire et de la saleté contemporaine. Avec ses compagnons, il découvre la bourgeoisie de Bagdad et fait la connaissance de Salma Rubeidi, parente d'Adnan, et de sa nièce, Sulafa Nafawi : nouveau parcours initiatique, des bordels gardés aux avances adultères de Salma et à l'amour de Sulafa, prisonnière de son père et de la tradition. Tout tourne autour de la jeune fille, avec des rebondissements dignes d'un mélodrame (JIJ HNS 196). Malgré une tentation de cynisme, la sentimentalité l'emporte.
Hunters in a Narrow Street est un roman où l'on agit peu mais où l'on parle beaucoup : des jeunes hommes en colère issus des milieux bourgeois hésitent entre engagement politique et littéraire et discourent faute de savoir comment et pourquoi agir. Conscients de la stagnation de leur pays, ils sont impuissants à secouer le joug de la censure, de la surveillance policière. Ils sont déjà atteints par la gangrène. Cette jeunesse est une foule de morts-vivants. A la fin, Adnan tue son oncle, donnant l'espoir fugace de l'avènement d'un ordre nouveau.
L'histoire de Sulafa, la jeune fille pure enfermée par son père au nom de la tradition, illustre d'une autre manière l'évolution d'une société décadente mais statique. Sulafa rêve d'un autre monde, s'apprête à tuer le mari qu'on veut lui faire épouser contre son gré, utilise tous les moyens à sa disposition pour entrouvir la porte de sa prison. Face à sa tante, putain par ennui, qui aide à rattraper Sulafa lorsqu'elle fuit, elle fait figure de rebelle acive.
En arrière-plan, transparaît une Palestine perdue, détruite sauvagement par un ennemi sans visage : le réel de la mort s'oppose aux aventures amoureuses et aux parlotes des cafés irakiens. La Palestine, lieu de paix et de culture, est transfomée en champ de ruines.
‘ When I first arrived in Baghdad in 1948 it looked like a vast village hanging on the sides of one very long street, Rashid Street, a phenomenal Main Street worthy of a great novel yet to be written... 1172 ’L'article sur Bagdad dont est extraite cette citation se présente comme le squelette qu’ étoffe le livre Hunters in a Narrow Street. Rashid Street, grande et belle vitrine, offre au nouveau venu tous les aspects d'une société empêtrée dans ses contradictions; mais cette vitrine trompeuse masque le labyrinthe chaotique qui l'entoure où le vrai visage de la bourgeoisie se montre, corrompu, décadent, pourrissant : prostitution (le bordel, comme ville dans la ville, est gardé par la police pour éviter les crimes d'honneur), bains (où se pratiquent des rencontres homosexuelles pédophiles). Parallèlement à la rue, le Tigre roule dans ses eaux la mémoire de la ville, cité des Mille et Une Nuits, centre d'un empire prestigieux (politiquement et culturellement) et sa mémoire à venir (corps de femmes mutilées, tentatives de suicide d'une jeunesse en recherche). Ville de poussière et de boue, elle contraste avec le désert tout proche dont un Toufiq ambigu vante la pureté qui n'a plus de pertinence dans le contexte politique et social nouveau. On retrouve cette nostalgie du désert, de la vie bédouine dans la courte nouvelle ‘Dream’ d'une Syrienne, Asad Zaki (1968).
Le récit de Hunters in a Narrow Street est à la première personne et est construit selon une structure temporelle relativement linéaire : quelques retours en arrière permettent d'évoquer le passé de Jameel. Y sont intégrés des lettres d'autres personnages et des extraits du journal d'Adnan : ce texte se voudrait polyphonique, mais ne possède qu'en germe la richesse d'un roman postérieur A la recherche de Walid Masud (al-bahth' an walîd mas'ûd) (1978). La structure temporelle de Hunters in a Narrow Street suit le cycle des saisons auxquelles les événements sont étroitement liés, conduisant les différents niveaux du texte vers la maturation.
Il est question de livres et de magazines anglais dans le roman, mais aussi de censure locale. Le choix de l'anglais est-il une forme de contournement d'une possible censure? Hunters in a Narrow Streetfranchit une étape par rapport aux œuvres d’Edward Atiyah. Le lecteur n’a plus à scruter le roman avec une attention pointilleuse pour y découvrir un message idéologique: celui-ci occupe désormais le centre du texte, au point de rendre sa lecture parfois fastidieuse.
Jabra Jabra’s Interpoetics. An Interview with Jabra Ibrahim Jabra.’ ALIF.1(Spring 1981).
al-Samarra’i, Majid. ‘Writing and Man’s Predicament in a World at Siege. Interview with Jabra Ibrahim Jabra.’ Gilgamesh. 1 (1989): 68.
voir Jabra, Jabra Ibrahim. ‘The Palestinian Exile as Writer.’ Journal of Palestine Studies. 8n°2(Winter 1979): 76-87.
Jabra, Jabra Ibrahim. ibid. p.84.
Jabra, Jabra Ibrahim. Ibid. p.86.
‘Jabra Jabra’s Interpoetics.’ P.50.
voir Jabra, Jabra Ibrahim. ‘The Palestinian Exile as Writer.’
al-Samarra’i, Majid. ‘Writing and Man’s Predicament in a World at Siege.’ p. 68.
Jabbra Jabbra (sic). ‘Baghdad.’ Middle East Forum.32n°6(June 1957): 25.