On peut difficilement juger de ce qu'aurait pu être l'œuvre de Rima Alamuddin si elle avait vécu. La coïncidence entre l'âge de l'auteur et celui de ses personnages favorise une tendance à l'autoportrait, autoportrait qui ne va pas de soi. Les personnages oscillent entre ‘self portrait’et ‘portrait of the absence of self’ (RA SS chp.1). Si l'expérience du bi/trilinguisme est déroutante et déstabilisante (le narrateur se sent toujours obligé de préciser la langue dans laquelle s'expriment les personnages), elle trouve une ébauche de solution dans ce choix de la langue anglaise et des modèles littéraires anglais. En effet, comme l'affirme l'ancient professeur d'Akram à Samar, ‘one has to feel sure of oneself and one's importance in order to write’ (RA SS 196-197) et les textes de Rima Alamuddin montrent cette conquête de la parole écrite par un sujet à l'origine atypique et mal assuré (‘reserved, aloof, unclassifiable’(RA YY 24)).
Il faut remarquer que Rima Alamuddin est la première femme à choisir l'anglais. Ses héroïnes sont des jeunes filles qui, pour la première fois, sont envisagées selon une perspective féminine. On a montré les limites du point de vue masculin sur la libération de la femme. Rima Alamuddin était trop jeune pour exprimer une opinion bien marquée puisqu'elle sortait à peine de l'adolescence. Cependant, on voit poindre quelques différences dans la façon d'aborder la représentation de la femme qui se confirment chez d'autres auteurs.
Presque contemporain, Ana a'hya! ( Je vis! ) (1958) de Leila Baalbaki, issue d'une famille chiite traditionaliste, déchaîne les passions. Malgré ses vingt ans, ou plutôt à cause de ses vingt ans, la jeune Libanaise y aborde, avec un lyrisme violent et une franchise qui ont choqué certains lecteurs, les problèmes de la jeunesse dans ses rapports familiaux et ses relations sexuelles. Elle exprime un malaise de la jeunesse identique à celui que dépeint Rima Alamuddin, mais de manière plus directe, plus provocante et plus politique. Dans une conférence prononcée au Cénacle libanais le 11 mai 1959 (dont nous allons citer quelques paragraphes), elle expose à nouveau ses idées sur les aspirations de la jeunesse orientale. Dans son plaidoyer, la référence au corps est omniprésente :
‘ Voici comment débute notre histoire : prenant soudain conscience de nous-mêmes, nous passons la main sur notre visage, sur notre poitrine, à la recherche de notre corps. [...] Notre problème fondamental réside dans l'emprise sensible d'autrui sur nous, dans notre conscience intime de la densité de son existence. [...] Nous-mêmes à l'instant sentons le moelleux des corps qui reposent au creux des fauteuils. 1173 ’Leila Baalbaki se livre à une attaque très violente contre les parents, tenants d'un pouvoir corrompu qui a conduit le pays à une impasse politique et économique :
‘ L'aspect le plus remarquable de cet ouvrage est le triomphe qu'il assure enfin sur le traditionalisme éculé qui muait jusqu'alors les jeunes en serviles sujets de leurs parents. Jusqu'à présent, je n'ai cessé de détester me prosterner devant mon vieux père pour lui baiser la main. Je hais cette comédie tout autant que mon père, lui, y place sa gloriole, s'entête à l'exiger de moi et la considère comme plus vitale encore que le manger et le boire. Cette comédie satisfait son amour de la domination et de l'arbitraire, lui pourtant qui toujours aura courbé l'échine devant l'envahisseur et le tyran, depuis les Ottomans jusqu'au mandat. 1174 ’Elle lie la question de l'émancipation de sa génération à celle de la libération de son pays :
‘ Nous ne pouvons encore jouir de notre jeune indépendance de pays arabes tant que nous supportons parmi nous une poignée de vieux politiciens amateurs, anciens thuriféraires de l'étranger qui lui ont brûlé l'encens sur les corps de leurs compatriotes; nous ne pouvons connaître encore de régime démocratique tant que subsisteront chez nous les marchands de politique qui importent d'au-delà des mers leurs codes dans la mesure où ils leur assurent un gain suffisant, pêle-mêle avec les étoffes, les automobiles, les bâtons de rouge à lèvres, les balles de fusil... 1175 ’Chez Rima Alamuddin une révolte similaire ne peut encore s'exprimer que par le truchement d'un personnage masculin, Akram Said. Si Leila Baalbaki peut formuler en son nom, sa volonté de voir reconnue sa génération, Rima Alamuddin, elle, malgré le filtre de la langue anglaise (ajouté à celui de la voix masculine d'Akram), se résout à la fuite : Samar quitte la maison familiale et le pays pour vivre avec Akram et construire un avenir qui les dépasse. Comme le choix de la langue étrangère pour le roman, la fuite des personnages à l'étranger semble indiquer qu'une solution ne peut venir d'un affrontement frontal sur le terrain, mais qu'elle arrivera d'ailleurs, de manière plus feutrée.
Baalbaki, Leïla. ‘Nous sans masques ou la jeunesse arabe dévoilée.’ Orient. 11(3ème trimestre 1959) : p.148.
Baalbaki, Leïla. ibid. p.150-151.
Baalbaki, Leïla. ibid. p.159.