G - WAGUIH GHALI.

C’est en Egypte que Waguih Ghali trouve l'inspiration pour mettre en scène les jeunes hommes en colère de Beer in the Snooker Club (1964). Il puise aussi dans sa propre expérience de déracinement culturel, d'exil de soi, qui l'a conduit au suicide en Angleterre en 1969. Sa lente descente aux enfers a fait l'objet d'un texte documentaire, After a Funeral, écrit par une de ses amies anglaises, Diana Athill. Dans son chapitre d'introduction, elle met dans la bouche du personnage qui représente Waguih Ghali ces paroles :

I AM NOT A WRITER [...] If I thought I was trying to « make literature » , « to write beautifully » , I'd never write another word. 1176

Dans le paragraphe suivant, elle analyse son suicide aussi bien que son travail d’écriture comme des appels à témoins : ‘He was needing a witness. 1177

C'est bien ainsi qu'apparaît Beer in the Snooker Club , roman du désarroi de la jeunesse bourgeoise copte occidentalisée au début de la Révolution nassérienne, avec à l’arrière-plan la crise de Suez. Ram, mouton noir d'une famille de propriétaires terriens, éprouve de la difficulté à se réintégrer dans son milieu d'origine après un séjour initiatique dévastateur de plusieurs années en Angleterre. Il cherche dans un engagement politique une parade à son dédoublement, source de son mal-être. Par une attitude excessive, choquante, il tente d'imposer son image de sujet libre (indépendant de la richissime tante qui régit la destinée de tous les membres de la famille). Ce roman donne lieu à une intéressante et truculente galerie de portraits : des tantes richissimes qui n'arrêtent pas de se plaindre, une cuillère d'argent dans la bouche, et qui ne savent rien de ce qui est en dehors du cercle limité de leurs connaissances; un oncle de Haute-Egypte qui vient une fois par an au Caire se divertir; Mounir, le cousin de Ram, éduqué aux Etats Unis, plus américain que les Américains, pur produit d'une idéologie réduite à une phraséologie qu’il récite comme un perroquet; Ram, le narrateur, cynique par lucidité ou par impuissance à faire évoluer son pays grâce à un savoir acquis à l'étranger, déraciné perpétuel; Font, son ami d'enfance, idéaliste sans le courage suffisant pour agir efficacement sur la réalité; Edna, leur amie juive égyptienne plus âgée qu'eux, qui les initie à l'Angleterre et à la politique; des Anglais pro-arabes en Angleterre aux yeux de qui l'Egypte n'est qu'un sujet de discussion intellectuelle de plus; d'autres Anglais, racistes ordinaires qui ne savent rien de l'Egypte même s'ils ont combattu à Suez; des observateurs américains qui, pour travailler au rapprochement entre l'Egypte et les Etats-Unis, ne fréquentent que la bourgeoisie pro-occidentale américaine.

L'action se situe à une période charnière de l'histoire égyptienne, vue de l'intérieur de la bourgeoisie copte, classe totalement coupée de la réalité du pays, vivant en circuit fermé dans des lieux clos symbolisés par le Guezira Sporting Club. Beer in the Snooker Club présente une société décadente, opportuniste, sans valeurs: l'ancienne bourgeoisie terrienne recherche des emplois dans l'armée devenue la classe montante, donc à courtiser, alors que cette nouvelle classe militaire issue de la Révolution, singe la caste bourgeoise qu'elle a chassée du pouvoir et se montre aussi corrompue qu'elle le fut. Le bilan des premières années d'un élan qui avait suscité l'espoir s'avère négatif : répression, torture, censure, poids de la guerre avec Israël.

Outre ce portrait d'une société qui à force de regarder ailleurs ne sait pas se voir, Beer in the Snooker Club démonte la construction imaginaire livresque du paradis occidental en montrant Ram et Font confrontant le livre à la réalité, le signifiant au signifié. Le roman décortique également les manipulations idéologiques qui, par déplacements successifs, font de l'agresseur anglais l'agressé et de l'Egypte agressée l'agresseur, en faisant glisser le problème du politique au plan affectif et moral.

La structure linéaire du roman - malgré la deuxième partie qui relate l'expérience antérieure de Ram , Font et Edna en Angleterre - en cinq parties rappelle une structure théâtrale (on rencontre d'ailleurs plusieurs allusions au théâtre). Une série de montées de la tension et de relâchement de cette tension (avec l'intervention des deux Arméniens, fonctionnant comme des fous (fools) shakespeariens) fait avancer ce drame bourgeois qui s'achève par un mariage en coup de théâtre. En même temps, ce récit initiatique à la première personne conduit Ram vers son coup d'éclat familial.

L'écriture multilingue (français, transcriptions de différents accents anglais), tout en présentant un commentaire sur ceux qui utilisent ces langues ou niveaux de langue, dénote chez l’auteur le plaisir certain qu’il prend à ce jeu de la langue. L'ironie et la dérision, filtres corrosifs à travers lesquels le narrateur (Ram) se représente et représente ses familiers, sont peut-être un trait de caractère égyptien (WG BSC 185) (que l'on trouve en particulier chez Nagib Mahfouz ou Albert Cossery), mais elles sont plus vraisemblablement le seul moyen pour cette classe déclassée de poursuivre son jeu sans enjeu.

A la même époque, les écrivains égyptiens tels que Nagib Mahfouz, Mahmud Teymour ou Tawfiq al-Hakim cessent de publier. Réformistes et non révolutionnaires, leur littérature ne vise pas à détruire des structures sociales même s'ils les critiquent violemment. La Révolution nécessite une modification des discours qui explique en partie ce silence. 1178

Notes
1176.

Athill, Diana. After a Funeral. p.4

1177.

Athill, Diana. ibid. p.5

1178.

voir Tomiche, Nada. La littérature arabe contemporaine.