2 - Checkpoint Allenby Bridge .

Le rire sous toutes ses formes est le moteur de Checkpoint Allenby Bridge (1978) : comique de répétition (les trois actes reprennent les mêmes éléments), pantomime (indiquée par de très longues indications scéniques très détaillées dont on pourrait imaginer qu’elles soient mise en scène comme dans La Cantatrice Chauve, déclamées par une voix hors scène), grotesque (références anales, sexuelles), dérision (la leçon de défécation initiale menée comme un cours de stratégie militaire), absurde (contradictions mises à jour, raisonnements poussés jusqu'à l’extrême). Parce qu'il faut bien rire pour ne pas hurler de souffrance.

Au point de passage sur le pont Allenby, on refoule un Palestinien âgé qui a un permis pour regagner son champ en territoire occupé et on le tue. Un an plus tard, dans le premier acte, sa fille souhaite faire passer son cercueil pour l'enterrer sur sa terre. Malgré l'autorisation officielle, les soldats l’en empêchent et elle essaie de traverser le fleuve : le cercueil est alors criblé de balles. Au deuxième acte, un an plus tard, elle essaie de faire passer les os et essuie le même refus. Au troisième acte, un an plus tard, on découvre une tombe supplémentaire dans le village : la fille est parvenue à enterrer son père, réduit en cendres et transporté dans une boîte de farine qu'elle a fait passer au vu et au su des soldats.

Il s'agit d'un exemple classique de brimades subies par les Palestiniens de la part de la toute-puissante et arrogante armée israélienne. La dérision intervient lorsque l'on découvre la raison du refus de cet enterrement : le jour du Jugement Dernier, lors de la Résurrection, il est hors de question que des Palestiniens renaissent sur la terre d'Israël : il faut donc empêcher une colonisation à venir de cette terre par les morts palestiniens. Cette superstition est répercutée à tous les niveaux de la hiérarchie israélienne et parmi les Palestiniens.

Bien que réduit, l'échantillon de l'armée israélienne représenté dans la pièce par Lévy, juif occidental et Salim, juif oriental de Bagdad, laisse entrevoir des clivages importants qui s'étendent à toute la société israélienne et la fissurent: clivages entre juifs occidentaux, imbus de leur supériorité, et juifs orientaux, eux-mêmes divisés entre proche-orientaux et maghrébins. Un racisme certain se manifeste dans cette société hétérogène : Salim, l'autochtone, a plus en commun avec les Palestiniens qu'avec Lévy, son propre compatriote.

Checkpoint Allenby Bridge, comme The Barrel, démonte les mécanimes de manipulation idéologique et dénonce le refus israélien et l'impuissance occidentale à établir la paix : les offres de paix finissent à la poubelle; les Israéliens ont un bandeau sur l'oeil, signe de leur refus de regarder et reconnaître l'Autre.

Pourtant, la pièce s'achève sur une note optimiste : le vieillard est enterré sur sa terre et sa fille Fathia, qui n'avait été jusque-là qu'une présence hors scène, accède à la parole : les Palestiniens, auparavant désignés sous le nom collectif de Fatah, ont enfin un visage et un nom individuels : l'espoir d'un début de dialogue se dessine là.

Dans son introduction, Khalid Kishtainy rend hommage aux juifs irakiens qui ont choisi de tourner le dos au sionisme. L’humour décapant de Checkpoint Allenby Bridge est une manière d'humaniser les Israéliens, habituellement représentés comme une armée inhumaine, et d'entrouvir la porte du dialogue, à une époque où s'amorçaient des rencontres qui allaient déboucher sur la visite du Président Sadate à Jérusalem et quelques années plus tard sur les accords de Camp David.

Bien qu'elles soient écrites en anglais, ces pièces s'inscrivent dans la mouvance du théâtre palestinien de la même époque qui ne parvient pas à se distancier du genre de la parabole politique. Les thèmes, inspirés du drame palestinien qui déborde désormais les frontières, sont largement politiques. 1180

Notes
1180.

Il serait intéressant de rapprocher cette pièce du film du réalisateur palestinien, Elie Suleiman, Intervention Divine (2002) dont une partie de l’action se situe à un point de passage dans les Territoires Occupés. Le désespoir y est traité sur le mode absurde.