L - POETES DANS LA GUERRE.

1 - Etel Adnan .

Peut-on considérer Etel Adnan comme un auteur trilingue puisqu'elle s’exprime - on serait tenté de dire puisqu’elle écrit - en français, en anglais et en peinture? On pense en particulier aux très belles pages chaotiques de L'Apocalypse arabe (1980), où des mots sont remplacés par des dessins, où des vers entiers sont composés de points, de flèches, de rectangles noircis..., autres signes pour dire un réel au-delà des mots. Car Etel Adnan, en français, en anglais, en peinture, écrit sur des peuples malmenés, massacrés : les Palestiniens et les Indiens.

Je suis un poète et écrivain bilingue (hélas ou non, c'est autre chose...). Pourquoi je n'écris pas en arabe, c'est une autre chose 1181 .

Après avoir commencé ses études à Beyrouth, Etel Adnan est venue les poursuivre en France et a commencé une carrière littéraire en français. Puis elle est partie aux Etats-Unis à Berkeley, préparer un doctorat de philosophie (jamais terminé 1182 ), avant d'enseigner la philosophie de l'art au Dominican College de San Rafael et elle s'est mise à écrire en anglais (ou américain) j'ai tjs [sic] trouvé passionnant d'écrire en anglais 1183 . Elle partage sa vie entre Paris et la Californie. Elle a traduit elle-même un certain nombre de ses poèmes écrits en français pour des revues ou anthologies de langue anglaise.

She does not write in Arabic, due to her upbringing, but, insists that she is an Arab poet. [...] She affirms that she PAINTS in Arabic. 1184

Où qu'elle réside, d'où qu'elle écrive, Etel Adnan est préoccupée par la violence qui habite le monde : violences faites aux individus, aux peuples, mutilations qui s'étendent à la nature, à la terre. Voici en quelques mots brossé le contenu de l'oeuvre d' Etel Adnan. Son art consiste à représenter cette violence et à la condamner. Violence faite à la page par des traits de plume, égratignures qui biffent une première couche d'écriture comme dans The Spring Flowers Own (1990) ou par une couverture de l'espace d'écriture en rupture perpétuelle avec la norme qu'elle établit à chaque nouveau texte pour le mieux transgresser comme dans The Manifestations of the Voyage (EAd SFO 41-101) ou bien encore le silence de ces grands blancs qui disent l'impossibilité de dire. La violence du monde est celle que subissent les Indiens d'Amérique, les Vietnamiens, les Palestiniens, les Noirs d'Afrique, les Irakiens :

Geronimo is an old Italian man.
His ancestors conquered Damascus,
his grandchildren, Jerome,
Arizona.
He got stranded in
Denver and flew kites
over the ricefields
of Vietnam. (EAd INH
6)

Massacres et guerres se perpétuent, mutilent les corps et les âmes: des images des corps mutilés, morcelés, violés envahissent les poèmes avec parfois des notations de l'ordre de l'absurde (‘we forgot to brush the / Indians teeth before the / final slaughter.(EAd INH 4)). Les massacres sont perpétrés au nom d'un fascisme/colonialisme/impérialisme qui change de visage mais garde le même nom (‘The Beasts are not in the Zoos.../B for Begin / who entered the mythology of Evil /: with three billion dollars to kill a child / to kill a forest of men.’(EAd B 34)). Les victimes dépecées sont rendues à l'état d'animal, de déchet (‘human bones litter / the streets of Beirut / mingled with animal refuse.’ (EAd B 34)). Au tombeau vide du Christ ressuscité trois jours après sa mort, signe d'espérance pour ses disciples, correspond l'enterrement des corps dans les caniveaux engorgés des villes et des pays martyrs.

La mutilation, la destruction des individus, des peuples gagne la terre mère lorsqu'un accident nucléaire comme celui de Three Mile Island survient. From A to Z (1982) ou bien Spreading clouds... (dans The Indian Never Had a Horse (1985)) sont hantés par cette menace nucléaire et par celle de l'homme moderne qui détruit la nature (‘a great drama is unfolding / in the forests / nothing will stand / till the day of my / resurrection.(EAd SFO 31)). Pourtant l'espoir n'est pas mort (‘500 years of Spanish Inquisition / did not crush the language / of the wind.’ (EAd INH 72)) car, à l'inverse des média aveugles (‘The sun is so strong in / Lebanon / that cameras were invisible...’ (EAd B 37)), l'artiste et le poète ne se taisent pas. Si Oum Kalsoum est morte, son chant est repris :

But Beirut under siege kept its

Women dancing

Yes
belly dancing
the mother belly
woman belly
kept its
honor alive
Beirut
danced under a
shower of phosphorous bombs
the pride of the City was an Arab song. (EAd B
40)

Terre mère et civilisation mère tant qu'elles existent pour et par le poète survivront. L'artiste laisse et perpétue les traces des civilisations martyres (‘ Write that Badr inhabits the Earthly Paradise, under the shade of palm trees. In the city of the Thousand Nights.’(EAd LCT 161)) : l'Irak, ancien paradis terrestre, l'Andalousie (EAd SFO 45 ; 60), Byzance (EAd SFO 95) demeurent présents dans la mémoire du poète, comme les cités colonisées hantent la capitale de l'empire colonial (EAd PWN ). De la même manière, l'artiste préserve le paysage désacralisé par l'homme, ce paysage naturel avec lequel les Indiens vivaient en harmonie. Journey to Mount TamaLPais (1986) inclut vingt dessins de la montagne dans sa soixantaine de pages. Plus encore, les mots sur la page correspondent à ce paysage (‘words became my landscape’ (EAd SFO 67)) à préserver et à transmettre. Malgré leur apparent chaos les mots sont une garantie de structuration face aux destructions et déstructurations de l'espace, des villes et des hommes qui produisent les guerres. En fait, au-delà du message idéologique qui prime puisque la vie est première, primordiale, Etel Adnan réfléchit aussi sur le problème de la représentaion. Dans Journey to Mount TamaLPais (texte qui oscille entre essai et poème en prose) elle expose la démarche qui va de la perception à la représentation, la translation-traduction, sur le papier ; elle dit comment l'espace est mouvant et oblige le sujet à toujours se redéfinir par rapport à lui avant de pouvoir espérer le représenter, comment aussi la dé/re-nomination des lieux par les envahisseurs coloniaux modifie la perception des lieux.

Des massacres des Indiens des Etats-Unis à la guerre du Golfe en passant par la guerre civile au Liban, Etel Adnan erre dans les villes en quête de l'origine à ne pas perdre. Poèmes, poèmes-essais, pièce de théâtre redisent inlassablement cette révolte qui anime l'artiste devant la sauvagerie d'un monde qui se détruit lui-même avec application et méthode.

Notes
1181.

Lettre d’Etel Adnan non datée.

1182.

ibid.

1183.

ibid.

1184.

Busailah, Reja-e. ‘Unless You Change the World: the Art and Thought of Etel Adnan.’ Arab Studies Quarterly.8n°3(Summer 1986): 316.