M - SORAYA ANTONIUS.

Fille de George Antonius, l'auteur de The Arab Awakening, Soraya Antonius suit les traces paternelles en choisissant l'anglais comme langue d’écriture. Avec The Lord (1986), elle reprend des thèmes liés à la libération arabe du joug britannique. George Antonius, comme Edward Atiyah son contemporain, concevait son ouvrage comme un pont entre deux cultures et se voulait interprète de l'une vers l'autre. Dans le roman de sa fille, on retrouve cette volonté d'informer et ce désir d’établir des liens.

Dans une structure narrative complexe, souvent maladroite, qui opacifie inutilement le récit, se superposent deux époques : les années 1960, où la narratrice interroge Miss Alice Rhodes, fille d'un missionnaire anglais, institutrice, actrice et témoin d'événements qui eurent lieu vers 1936, à un moment clé de l'occupation de la Palestine par les Anglais : le début de la révolte arabe, la grande grève de 1936, la destruction de Jaffa. C'est là que, quelques années plus tôt, Miss Alice rencontre Tareq, élève attachant mais moyen, accusé de tricherie parce qu'il a obtenu de bons résultats à ses examens. Il nie la tricherie mais découvre à son institutrice sa capacité à agir sur les objets à distance. Elle le perd de vue pendant plusieurs années jusqu'au moment où il réapparaît comme magicien itinérant de village en village. Invité à l'arbre de Noël du Haut Commissaire britannique, Tareq le fait voir nu à la foule assemblée : les témoignages divergent mais Tareq devient l'ennemi à abattre, traître à la couronne, d'autant que dans ses prestations suivantes, il fait disparaître un chapeau tel que celui que porte le Haut Commissaire pour faire apparaître à sa place un keffieh, devenu symbole de la résistance palestinienne. Challis, un chef de police particulièrement raciste, fait de la destruction de Tareq une affaire personnelle, mêlant raison d'état et raisons personnelles, et met de ce fait en péril la position britannique déjà bien fragilisée. Lors d'un de ses déplacements, Tareq également mage soigneur, rend fertile Buthaina, jeune femme mariée à un vieillard. Le doute plane sur la légitimité de cet enfant au point même que la propre mère de Tareq le dénonce auprès des autorités britanniques. Challis manipule tout le monde et essaie même, mais en vain, de faire collaborer Tareq. Celui-ci, attiré dans un piège par Challis lors de la circoncision de l»enfant de Buthaina, est condamné à la pendaison.

En arrière-plan, Miss Alice se berce d'illusions sur Kit Farren, jeune diplomate carriériste, opportuniste, sans parole, mais ses propos sont si ambigus qu’ils prêtent à multiples interprétations. Le journaliste Egerton essaie, quant à lui, de demeurer objectif malgré la censure et les difficultés que lui fait Challis.

Le récit, enchâssé dans un récit cadre (quatre pages au début et deux à la fin) qui se veut symbolique (une histoire de faucon attrapé, libéré, tué dès sa remise en liberté sur le site d'une ancienne forteresse croisée, peut-être celle où est enterré Tareq), fonctionne avec une série d'allers et retours entre le temps du récit et celui de la narration, avec des interventions de la narratrice qui commente la fiabilité du récit d'Alice, toute relative dans la mesure où presque toute l'histoire, hormis la petite enfance de Tareq et quelques rencontres épisodiques, se déroule hors de sa présence et même à son insu. Ceci produit un certain flottement dans le texte : une narratrice omnisciente doit suppléer les manques du témoin inadéquat, et le prétexte de Miss Alice devient inutile. Dans le récit même, persistent des zones d'ombre qui ne relèvent pas de choix littéraires. D'ailleurs un style souvent confus aux phrases interminables qui se perdent parfois, reflète la confusion de ce récit. Un vocabulaire complexe, rare, recherché, souvent en contradiction avec le contexte rend la lecture pénible : aucune ironie ne justifie ces choix sémantiques contrairement à ce qu’on avait pu remarquer chez Ameen Rihani. Certaines comparaisons sont tout à fait impertinentes ( la peinture de Braque évoquée dans un contexte de simplicité rurale) et injustifiées. Sans compter l'abus de formules du style : ‘soap and matches, the rising price of ‘ (SA L 207)) qui donnent l'impression de lire l'index d'un livre. Il faut ajouter à tout cela le présupposé que le lecteur, averti, connaîtrait parfaitement les événements de l'époque, dans la mesure où le texte n’y fait qu’allusion alors qu'ils jouent un rôle déterminant dans l'histoire du personnage.

Le récit emboîté cherche les racines de la situation présente (1960, temps du récit cadre ou 1986, temps de l’écriture ?) dans le passé en montrant la part de la responsabilité britannique dans l'avènement du sionisme. Les Anglais sont de grands manipulateurs. Si Tareq le magicien est condamné parce qu'il fait prendre des chapeaux pour des keffiehs, que dire des Anglais, de leurs promesses et de leurs livres blancs qui font prendre aux Palestiniens des vessies pour des lanternes ? Ces Anglais en Palestine sont condamnés plus fortement que ceux qui décident d'Angleterre du sort du monde arabe : en effet, ceux qui sont sur le terrain devraient être plus à même d'évaluer les conséquences d'une politique faite par des gens pour qui la Palestine est une abstraction. Sur place, la Palestine n' a pas plus de réalité : les Anglais du texte font preuve d'un racisme à la Sladen et décrètent, sans les connaître,  que les Arabes ont tous les défauts: ces derniers sont considérés comme manipulateurs, tricheurs, menteurs. Mais par un renversement ironique, ce sont les Anglais qui sont montrés à l'oeuvre en train de manipuler, dissimuler et mentir.

Le roman met en scène les débuts de la résistance palestinienne devant la cruauté britannique qui détruit Jaffa puis d'autres villages : la population rurale confrontée à la disparition de ses sources d'approvisionnement vital se range derrière les frères, bientôt suivie par les citadins. The Lord met ainsi en parallèle le double aveuglement des Arabes - incapables de percevoir la menace sioniste dans un premier temps - et des Anglais - tellement imbus de leur supériorité dans le monde qu'ils se croient intouchables.

La confusion du récit (due aussi bien à la structure qu’au style) ne permet pas de dégager clairement les sympathies de l'auteur: le point de vue se déplace constamment, plus par hasard que par stratégie. The Lord laisse entrevoir toutes sortes de possibilités que Soraya Antonius exploite maladroitement.