2 - In the Eye of the Sun .

In the Eye of the Sun (1992) reprend certaines des nouvelles d’Aisha en les organisant en un roman qui raconte le passage à la vie adulte d’Asya, jeune Cairote issue d’une famille d’intellectuels reconnus en Egypte. Roman d’initiation, de l’adolescence à la maturité, In the Eye of the Sun met en scène les interrogations d’une jeune fille/femme élevée dans un monde protégé, souvent illusoire, ce qui la laisse entre réalité et fiction. Un des leitmotivs du récit est que la vie n’est pas un roman. Il s’agit donc pour Asya d’affronter la réalité, c’est-à-dire l’altérité : quitter le cocon familial pour aller en Angleterre et y écrire une thèse, faire face à un sujet de recherche (les métaphores) totalement étranger à sa formation, affronter une vie et un environnement inconnus (le froid, la solitude…). Et quitter le cocon familial (mais est-ce vraiment le quitter puisqu’elle épouse dans son milieu ?) pour épouser Saif, l’amour de sa vie d’adolescente et se découvrir frigide et le tromper avec un Anglais, Gerald. L’épreuve de l’altérité, de la rencontre avec l’Autre, est aussi et surtout la découverte de l’Autre en soi. Asya a toujours été modelée par son milieu, ses parents et leur projection imaginaire de ce que devait être sa vie, ses amis, son mari, son amant : tous savent ce qui est bon pour elle, ce qu’elle doit faire, ce qu’elle pense et doit penser. Embarquée sur des rails tracés pour elle à son insu, elle tente de s’en extirper afin d’accéder au statut de sujet. Considéré du point de vue d’Asya (à l’exception de quelques passages italicisés où le récit est confié à Saif), In the Eye of the Sun est donc un romand’initiation, initiation individuelle mais également avènement d’une femme nouvelle.

Si le récit est ancré dans une famille cairote avec des figures masculines fortes (le grand-père créateur de la dynastie, l’oncle infirme mais battant, le père d’Asya), il met surtout les femmes au premier plan : plusieurs générations de femmes de milieu et d’éducation différents, une galerie de portraits qui fait entrer le lecteur dans l’intimité du monde féminin. Il est question de carrières, de sentiments (mariages arrangés, consentis, refusés, ratés, mariages choisis avec ou sans l’approbation parentale) et aussi du corps féminin. Sans la crudité assez vulgaire de Sonia Rami, In the Eye of the Sun montre de manière insistante le corps féminin de son extérieur (vêtement, maquillage) à son intérieur (toilette intime avant le mariage, acte sexuel) : corps féminin soumis ou rebelle, cherchant à manifester son individualité, son autonomie, son désir propre.

In the Eye of the Sun propose une série de portraits de femmes des plus soumises aux plus libérées, toutes également confrontées à une réalité extérieure qui pèse sur leurs choix (ou non-choix) : guerres israélo-arabes, répression politique, misère, absence d’éducation… Toutes doivent faire face, apporter des réponses concrètes à des situations souvent dramatiques dont les hommes sont singulièrement absents dans ce récit. Ce sont les femmes qui font face aux crises, qui cherchent et trouvent des solutions. De la bourgeoisie occidentalisée à la paysannerie non-éduquée, une grande unité apparaît entre ces femmes égyptiennes, toutes symbolisées dans le dernier paragraphe du roman par une statue (‘still entombed in sand’ (AS IES782)), image de la femme égyptienne éternelle, signe d’une Egypte vivante : à la fois garante de la continuité et porteuse d’avenir, La Femme est la véritable héroïne de ce roman.

Malgré une apparente construction cyclique (l’épilogue reprend le prologue) et de nombreuses inversions de situations ou de personnages qui indiqueraient une structure en chiasme, la chronologie totalement linéaire suit l’évolution d’Asya en la plaçant dans une histoire plus vaste, celle de l’Egypte contemporaine de 1967 à 1980 : de la guerre israélo-arabe, en passant par la mort de Nasser, à l’avènement de Sadate avec sa politique d’ouverture et sa visite à Jérusalem, l’évolution – ou ce qui est considéré comme la non-évolution – de l’Egypte est omniprésente, dans ses répercussions directes ou indirectes sur les personnages. Le discours politique se mêle continuellement aux conversations ou réflexions plus triviales des personnages. Même hors d’Egypte, même lors de crises sentimentales graves, le discours politique sur l’Egypte est intimement mêlé au discours individuel des personnages. La femme égyptienne face aux événements et sa manière de les affronter sont mises en avant : engagement intellectuel, politique (auprès de maris prisonniers politiques, torturés ou envoyés sur le front, portés disparus…), activisme… Si l’on considère à nouveau le dernier paragraphe du roman avec la statue de femme éclatante de beauté et de vitalité et la momie ratatinée de Ramsès entre les mains des savants étrangers, on a une métaphore de la faillite d’un système politique (Nasser, le héros national dont la nostalgie hante le texte - symbole paradoxal d’une Egypte triomphante si l’on se rappelle la défaite de 1967 – rétrécissant dans le personnage contesté de son successeur), faillite d’un système dans lequel la femme n’a pas encore reçu sa place à part entière ; le redressement du système et le salut passent par la femme.

Au-delà de ses crises individuelles, de sa prise de conscience progressive et hésitante, on assiste au triomphe de la femme : femme porteuse de vie (si Asya fait une fausse couche, sa sœur épouse d’un prisonnier politique est enceinte une deuxième fois) dans un cycle où la mort mène à la renaissance (la Cité des Morts est pleine de femmes et d’enfants nés ou à naître).

La faillite de l’homme est consommée : Saif, le glaive dans une femme frigide, remplacé par un pénis en plastique, l’oncle Hamid estropié… L’homme apparaît castré, incapable de faire la Loi. La parole masculine mortifère parce qu’elle enferme, qu’elle fait de la parole féminine quelque chose d’interdit, est, en fin de compte court-circuitée.

Cependant, la lecture politique du roman est assez pessimiste quant à l’avenir du Proche-Orient et de l’Egypte : malgré les promesses de l’ère Sadate, aucune issue n’est envisagée à la crise palestinienne, la situation politique et économique est de plus en plus dégradée en Egypte (pauvreté, montée du radicalisme religieux…). Un certain fatalisme devant l’inéluctabilité de cette situation contraste avec l’optimisme féminisant (on pourrait dire que In the Eye of the Sun est une version romancée de l’autobiographie de Leila Said, A Bridge through Time).

Ahdaf Soueif crée des personnages féminins (Asya et sa mère) qui, comme elle, étudient ou enseignent la littérature anglaise, ce qui explique les nombreuses références qui y sont faites. Plus originales sont celles, tout aussi nombreuses, aux chansons populaires anglaises des années 1970. De même, la localisation d’une partie de l’intrigue dans le Nord de l’Angleterre donne au roman un caractère sinon plus réaliste, du moins moins caricatural que ne le font les sempiternelles références à Londres ou à Oxford. Intéressantes aussi sont les comparaisons entre Le Caire et les grandes métropoles occidentales, qui se font toujours au profit du Caire.

Si les références culturelles sont occidentales, les préoccupations politiques sont résolument arabes et envisagées d’un point de vue arabe. L’absurdité des situations, le cynisme des dirigeants n’en sont pas pour autant occultés. L’auteur use de la dérision en juxtaposant des nouvelles brèves sans y ajouter de commentaire. Son ironie déstabilise plus que tous les discours.

In the Eye of the Sun est un roman de formation qui met en scène la recherche de la continuité d’un sujet fondamentalement instable, oscillant entre la nostalgie d’un passé représenté par la stabilité grand-parentale et parentale, un présent chaotique et un avenir problématique. Cette continuité passe par un ancrage dans une histoire familiale, dans l’histoire de l’Egypte et dans une culture littéraire britannique. Ce triple ancrage laisse espérer une unité pour un sujet éclaté et déstabilisé, que l’on discerne déjà dans la structure de ce roman mis en perspective par rapport aux nouvelles d’ Aisha, son brouillon.