4 - The Map of Love .

The Map of Love (1999) est le seul roman de ce corpus à avoir retenu l’attention d’un large public (à l’exception notoire de The Prophet de Gibran Kahlil Gibran) grâce à sa sélection pour le Booker Prize . Il a même fait l’objet, sous le titre Lady Pacha, d’une traduction en français qui a remporté un succès d’estime 1189 .

The Map of Love se classe en partie parmi les romans historiques: ce récit cherche à établir une continuité entre deux périodes de l’histoire de l’Egypte et entre deux branches séparées d’une même famille, mêlée intimement à l’histoire de l’Egypte.

Le récit cadre dont le narrateur est Amal, montre comment celle-ci se voit confier une malle pleine de documents par Isabel, jeune Américaine amoureuse de son frère ‘Omar, chef d’orchestre de renommée internationale, à l’aura sulfureuse puisqu’il est aussi un ardent défenseur de la cause palestinienne, ce qui lui vaut les surnoms de ‘Molotov Maestro’ ou ‘Kalashnikov Conductor’ (AS ML 17). Or, les documents à partir desquels Amal doit réécrire une histoire appartenaient à l’arrière-grand-mère d’Isabel qui se trouve être sa grand-tante. On assiste à la quête d’une unité à partir de documents divers - lettres, journal intime, récit postérieur, objets… - quête d’un sens à un épisode de la vie d’une jeune Anglaise venue en Egypte se consoler de son veuvage, quête étroitement liée à un épisode de l’histoire de l’Egypte et du Soudan sous occupation britannique.

Anna Winterbourne, veuve de guerre, vient donc chercher la sérénité après la mort de son époux, victime collatérale (comme on dirait aujourd’hui pour des guerres tout aussi coloniales et barbares) de la guerre au Soudan : les atrocités commises par les Anglais ont détruit ce garçon dont l’idéal colonialiste a été mis à mal par la réalité du bain de sang qu’il a vécu 1190  ; l’idéal auquel il s’identifiait n’existant plus, il ne peut plus s’identifier que dans un éclatement qui le conduit à la mort. Anna se réfugie dans la contemplation des peintres orientalistes. Cependant, cet attrait imaginaire est contrebalancé par les prises de position de son beau-père sur l’entreprise coloniale britannique au Proche-Orient : avec lui, elle apprend à se défier du péremptoire et autoritaire Lord Cromer et de ses collaborateurs, prêts à falsifier des documents afin de parvenir à leurs fins ou à taire des épisodes peu glorieux afin de ne pas ternir leur image ni prêter le flanc aux critiques de leurs concitoyens. Dès son arrivée en Egypte, Anna se sent en marge de la société anglaise qui ne montre que mépris pour les Egyptiens de quelque milieu qu’ils soient. Elle montre, au contraire, un réel désir de connaître ces derniers et, lors d’une expédition aventureuse dans le Sinaï, tout à fait romanesque (dans la plus pure tradition orientaliste) - déguisée en homme, enlevée – elle fait la connaissance de Sharif al-Baroudi, Egyptien influent dans le monde politique, respecté pour son intégrité et sa modération. Lorsqu’elle l’épouse, elle peut enfin connaître la réalité égyptienne du point de vue égyptien., du point de vue du harem.

The Map of Love joue à la fois sur une histoire privée, celle d’un mariage mixte heureux malgré le rejet de la communauté britannique, et une histoire publique mouvementée qui correspond au règne de Cromer, monarque absolu dans une Egypte qui aspire à l’indépendance tout en se cherchant une unité et une identité. Car l’Egypte du début du vingtième siècle est prise entre l’Empire ottoman et l’Empire britannique et fait les frais de la relation de dépendance-antagonisme de ses deux maîtres. Millimètre par millimètre, elle tente d’accéder à l’éducation, à la modernisation de son industrie, à une constitution …sans que ses efforts aillent engraisser ses maîtres qui ne travaillent que pour leurs intérêts propres. Anna, grâce à sa double connaissance et à sa double appartenance, sert de lien entre les nationalistes égyptiens modérés et les Britanniques et les autres Occidentaux prêts à soutenir cette cause. Anna et Sharif voient leur histoire prise au piège de l’Histoire. Dans quelle mesure un sujet peut-il échapper à l’Histoire passée et présente (AS ML 466) : voici une des questions posée par The Map of Love.Aucun destin n’est individuel : il est politique. Pas plus qu’on n’échappe à son histoire familiale (Isabel et ‘Omar se retrouvent pour renouer les fils brisés par l’Histoire pour Nur et Ahmad, les enfants de la génération d’Anna), on n’échappe à l’Histoire. Un siècle plus tard, les graines semées par l’occupation britannique et la longue désagrégation et le pourrissement de l’Empire ottoman, influent sur le monde d’Amal et ‘Omar. Le sionisme naissant dénoncé par Sharif et ses amis, a permis à la violence de s’installer dans la Palestine (ou ce qu’il en reste) de la fin du vingtième siècle. Les divisions créées de toutes pièces par les Britanniques afin de mieux régner, trouvent leur continuation dans les affrontements de la région de Minieh. The Map of Love montre l’enchaînement quasiment inéluctable qui, depuis l’occupation, a mené l’Egypte au bord du gouffre (seule la période nassérienne semble avoir offert un peu de répit : à peine évoquée, elle est néanmoins teintée de nostalgie). Une série d’images de mauvais pères (le père de Sharif réfugié dans une chapelle à la suite de l’exil d’ ‘Urabi, un Lord Cromer , image de la Loi, qui ne recule devant aucune entorse à la loi pour parvenir à ses fins) amène une fois de plus la réflexion sur le rapport faussé au symbolique dans la relation coloniale. Sharif, potentiellement bon père, disparaît prématurément. Sir Charles, le beau-père d’Anna, est comme un double du père de Sharif, puisqu’il refuse de venir auprès d’Anna en Egypte, même s’il agit depuis l’Angleterre grâce à son influence sur la presse et avec le concours de ses amis politiques

The Map of Love cherche une cohérence, une continuité qui serait une réponse à toutes les questions du passé et donc, à celles de l’avenir. Mais la tentative échoue : si des réponses apparaissent soixante ans plus tard (tel que le faux de H. Boyle instigué par Cromer), des lacunes demeurent (AS ML513-514), laissant sa part au problématique.

Ce récit ne se contente pas d’être un roman historique explorant les racines d’une situation présente, il offre aussi une réflexion sur la relation à l’Autre. Anna, son beau-père et quelques-uns de leurs amis, comme Sharif et sa famille, sont réceptifs à l’Autre alors que Cromer et son cercle (suivant en cela les textes de Sladen) ainsi que quelques fanatiques de tous bords le rejettent, l’ignorent, le nient (allant jusqu’à le tuer). Empreint d’un certain idéalisme imaginaire, The Map of Love cherche à montrerl’interaction fertile de deux cultures : ainsi Sharif a-t-il besoin de la presse occidentale pour faire passer son message. Idéalisme imaginaire que ce désir d’Anna d’ entrer dans le tableau, de faire partie du tableau : entreprise vouée à l’échec puisqu’elle en sera chassée à la mort de son mari, dont seule la présence lui garantissait sa place (AS ML 504). Mais Anna effleure la vraie place qui est la sienne, celle de traductrice, de passeuse, dont la difficulté est soulignée par Amal (AS ML 515).

La vision de la femme que développe The Map of Love suggère que la femme du harem, dès qu’elle est éduquée, est plus active que sa compagne victorienne. L’éducation est la clé de toute libération, qu’il s’agisse de la femme ou de la nation.

C’est un constat sombre et pessimiste que livre ce roman malgré une tentative de recours imaginaire à des images de renaissance, symbolisée par Horus (sur un morceau de tapisserie faite par Anna et mystérieusement réapparue entre les mains d’Isabel) et la scuLPture de Mukhtar, la Renaissance de l’Egypte (Nahdet Misr) et aussi, par le mariage d’Isabel et ‘Omar pour donner naissance à un Sharif, bouclant la boucle d’une unité familiale enfin retrouvée au-delà des péripéties de l’Histoire.

La récurrence de certains personnages, comme Lateefa al-Ulama, la mère professeur de In the Eye of the Sun, dans tous les textes de Ahdaf Soueif, tend à donner une continuité et une cohérence à cette fresque égyptienne où la femme occupe le premier plan. L’auteur hésite entre optimisme (les images des accomplissements féminins) et pessimisme (constat d’échec des politiques menées dans le pays, voire la région). Les statues de femme qui symbolisent l’espoir d’une renaissance, par leur ancrage dans l’histoire de l’Egypte et leur pertinence contemporaine, obligent le lecteur à une relecture des événements historiques d’un autre point de vue que celui, dominant, des faiseurs de Loi qui, en la faisant, la pervertissent. Ceci s’applique à la lecture coloniale, impérialiste, occidentale que la stratégie d’Ahdaf Soueif dénonce comme impertinente et perverse. Ses romans proposent une alternative, et donnent la parole à l’Autre, l’Oriental.

Notes
1189.

Lady Pacha. (trad. Annie Hamel). Paris: Jean-Claude Lattès, 2000.

1190.

L’écrivain soudanais d’expression anglaise Jamal Mahjoub développe le même épisode dans son roman The Hour of Signs (London : Heinemann, 1996).