R - YASMIN ZAHRAN.

Pour Yasmin Zahran, tout est fictif sauf la Palestine. A Beggar at Damascus Gate (1995) est un beau roman de l'exil, de la difficulté d’être Palestinien : morcellement du sujet dans l’exil, affolement des dimensions spatio-temporelles, déguisement, dissimulation, duplicité. A Beggar at Damascus Gate, avec son écriture labyrinthique, est un roman de la duplicité.

M. Foster, le narrateur, découvre lors d'un séjour hivernal à Pétra, bien dissimulés dans un placard, un tas de manuscrits (des carnets, un journal...) rédigés les uns par Alex, architecte anglais et les autres par Rayya, écrivain palestinienne. Fasciné par ces textes croisés, il tente de les recomposer en un texte unique, de leur donner une cohérence. On voit apparaître Rayya, militante de l'ALP, qui s'identifie totalement à la Palestine perdue et Alex, espion qui, sous couvert de clichés d'architecture, photographie des sites stratégiques. Il meurt à Pétra : s'agit-il d'un accident, d'un meurtre (son élimination était programmée par l'ALP)? Rayya disparaît. Alors commence la quête du narrateur qui retrouve celle qu'il croit être Rayya à Jérusalem, à la porte de Damas, déguisée en mendiante, rôle qui lui permet de recueillir et transmettre des informations. Il la rencontre enfin sous le nom de Nada, serveuse dans un restaurant d'Acre où elle se dévoile à lui.

Histoire d'amour et d'espionnage, A Beggar at Damascus Gate est avant tout une histoire d'écriture. On y retrouve le thème du manuscrit trouvé, reconstitué puis publié. Le texte du narrateur encadre les manuscrits proprement dits. Mais très rapidement, les trois récits ( celui du narrateur, celui d’Alex et celui de Rayya) se mêlent et le je s'enfle au point de contenir les trois je, de la même façon que l'anglais contient toutes les langues parlées et écrites (les manuscrits sont en anglais et en arabe : la polyglossie des personnages permet une superposition des langues, une lisibilité sans traducteur).

Une réflexion sur faits et fiction s'engage aussi dans le texte, avec une interaction entre les deux : des personnages fictifs sont créés à partir de faits réels, et l'écrit fictionnalise en re-produisant, en structurant. D'autre part, le roman aborde la question de la manipulation du lecteur : les choix de l'auteur dépendent du lecteur. Ainsi Rayya insère-t-elle des informations différentes dans son journal lorsqu'elle sait qu'Alex le lit en cachette. Ainsi le narrateur fait-il un travail de sélection et recomposition subjective (Rayya et Alex comme il les imagine et non pas comme ils sont) dès qu'il décide de publier les manuscrits.

Cette complexité et cette duplicité du texte sont une des représentations du problème d'identité qui est central au roman. Rayya et Alex, doubles, complémentaires mais inévitablement séparés, ne se retrouvent que dans le mouvement perpétuel : ils n'existent pas dans le déplacement au propre (ils sillonnent le monde) et au figuré (changement de costumes, de nom, de langue). Ce nomadisme est le sort du Palestinien exilé, toujours déplacé dans son identité, dans sa représentation de lui-même.

Rayya est la Palestine. Elle est la terre. Elle est le paysage. Le livre est un portrait de la Palestine perdue dans laquelle elle retourne par effraction. Chaque livre sur la Palestine est une façon pour son auteur palestinien d'y entrer déguisé (il porte le nom et le visage des différents personnages qu'il y introduit). Ecrire (sur) la Palestine, c'est la reconquérir, l'occuper à nouveau. C'est une façon de ne pas laisser disparaître son souvenir : au si je t'oublie, Jérusalem du psaume 1191 correspond un si le monde t'oublie, Jérusalem.

Ce livre ambigu s'achève cependant sur une note d'espoir. Rayya, déguisée, rebaptisée, retrouve la Palestine, occupée certes, mais elle peut combattre de l'intérieur, ce qui correspond à une combativité retrouvée avec l'Intifada. La lutte n'appartient plus aux intellectuels exilés dans le confort de l'Occident (confort tout relatif puisqu'ils s'y font assassiner) mais au peuple sur place (mendiants, marchands, serveurs). Cette conclusion illustre un nouveau déplacement positif, lié à une cyclicité que le mythe de Tammuz 1192 instaure comme norme dans le roman.

L'optimisme du roman réside, en outre, dans le rappel des racines communes des Sémites et de tout le bassin méditerranéen : des cultures qui s'enrichissent au contact les unes des autres dans un mouvement perpétuel d'échanges (même si les conquêtes en sont souvent à l'origine), avec au centre de ce réseau, le berceau inamovible, l’omphalos : la terre de Palestine.

Par sa réflexion sur l'écrit et la relation de l'écrivain à sa terre, ce beau roman renouvelle le discours idéologique précédent. Si le message est identique, l'approche est vivifiante.

Fig. 21. Damascus Gate. (Al-Quds al-Sharif, Patrimoine musulman de la Vieille Ville de Jérusalem. p. 63.)
Fig. 21. Damascus Gate. (Al-Quds al-Sharif, Patrimoine musulman de la Vieille Ville de Jérusalem. p. 63.)
Notes
1191.

Ps 137

1192.

Voir Mansur, Fatma. Phoenix in her Blood. A Historical Entertainment. London: The Eothen Press, 1987.