S - NABIL SALEH.

Juriste francophone, Nabil Saleh vit à Londres où il exerce sa profession d'expert en droit islamique. Trilingue, il a choisi d'écrire ses romans en anglais par commodité parce qu'il vit en Angleterre. Il a rédigé de nombreux ouvrages de droit avant de se laisser tenter par la fiction.

1 - The Qadi and the Fortune Teller .

The Qadi and the Fortune Teller (1996) repose sur l'expérience de son auteur en tant que spécialiste du droit musulman :

J'avais déjà écrit deux livres sur la loi islamique et j'avais commencé d'en écrire un troisième, mais j'ai eu le sentiment que je me répétais... J'ai alors décidé d'en faire un roman. 1193

Mais le journal de ce juge beyrouthin (Diary of a judge in Ottoman Beirut (1843) en est le sous-titre) n'est pas un traité de droit. Il échappe à une classification claire : roman historique, roman sentimental, ébauche de roman policier… Le qadi Abu Khalil y note pendant une année dans ce journal les événements de sa vie professionnelle et de sa vie privée. On le voit juger diverses affaires dans lesquelles il est manipulé par les puissants, personnages influents par leur fortune ou leur fonction (comme M. Saba, le drogman du consul d'Angleterre). On lit donc le récit de ses petits arrangements, de ses contournements de la loi, pour ne pas s'aliéner ces différents personnages. En privé, c'est un mari et un père sévères; cependant il cache une certaine ouverture derrière sa façade d'austérité. Le plus jeune de ses enfants, Khalil, son unique fils, se révèle peu doué malgré tous les espoirs que son père place en lui. Ses deux soeurs, Khadijah et Aisha, sont moins bien considérées que lui. Aisha fuit avec le garçon de courses d'Abu Kassim, l'ami d'enfance d'Abu Khalil, pour ne pas épouser cet Abu Kassim. Sa fuite se révèle définitive, son père ne retrouvera pas sa trace malgré l'aide de ses amis influents. La couturière juive qui l'a aidée à se sauver est assassinée et ce meurtre n'est pas élucidé (l'oncle d'Abu Khalil est-il coupable?) Cette malheureuse affaire nuit à la réputation d'Abu Khalil qui se voit critiqué et contraint de démissionner. Sic transit gloria mundi… mais on apprend qu'il reviendra aux affaires, pour disparaître à nouveau et revenir encore...

On retrouve ici le schéma du manuscrit trouvé : le journal du juge est découvert pendant la guerre civile au Liban dans les années 1970-1980, précision qui infléchit la manière de lire les confidences du juge, qui en 1843 écrivait dans un Liban où s'affrontaient de façon sanglante Druzes et maronites. La découverte du journal donne lieu à un bref aperçu historique et politique de l'époque, du début de la vie d'Abu Khalil. Une postface trace en quelques lignes la suite de sa vie. Le récit-cadre sert de contexte au journal. Dans ce dernier, daté mensuellement, on trouve des traces de métajournal.

L'époque à laquelle se rapporte le journal du juge voit la société traditionnelle libanaise évoluer : les influences étrangères (celles qui ont manipulé Druzes et maronites quelques années auparavant) changent les règles d'une société clairement structurée; en effet, la sous-classe des non-musulmans (dhimmi) voit sa position totalement modifiée, grâce au commerce, à l'instruction, à la protection des Occidentaux. Ces dhimmi détiennent les clés du pouvoir économique et intellectuel. Les Anglais et les Français tirent les ficelles, cherchant leur avantage. Grâce à des manipulations et des mesquineries (portant sur des terrains à vendre, des bâtiments à transformer, l’autorisation ou l’interdiction d’exploiter l’eau d’un site précis...), ils placent leurs pions et font avancer leur cause, sachant que le moindre faux pas peut déclencher une révolte de la population (ainsi, l'attaque d'un convoi funèbre qu'on parvient de justesse à maîtriser manque mettre aux prises deux communautés religieuses : en 1976, c'est ce qui avait entraîné la guerre civile.)

Au milieu de ces affaires plus ou moins honnêtes, le qadi Abu Khalil se présente comme un juge intègre, suivant fidèlement le droit tel que l'édictent ses maîtres. Cependant, entre les mots et les actes, il y a une différence qui fait place à l'hypocrisie et à la corruption. Le traitement ironique révèle le pragmatisme et le matérialisme d'Abu Khalil, qui trouve toujours une citation du Coran pour justifier son jugement, mais celle-ci vient toujours après coup; le jugement d'Abu Khalil fait donc autorité, avant celui d'Allah.

Abu Khalil présente un intéressant compromis entre des préjugés religieux tenaces et une ouverture d'esprit qui le conduit à faire instruire son fils par un chrétien. Abu Khalil se croit très malin, mais il est très naïf puisqu'il n'est pas jusqu'à ses femmes qui le manipulent. Il est plus manipulé qu'il ne manipule et il est victime - jamais pour les raisons qu'il écrit, preuve de son aveuglement.

Le texte joue à merveille de l'ironie - zeugmas, litotes, renversements... - et démonte les processus de manipulations des uns et des autres, actualise les problèmes, permettant une double lecture du texte, fable à l'usage des temps modernes pour éviter une troisième guerre civile.

Notes
1193.

Nabil Saleh interrogé par Rory Mulholland. Arabies.150(Juin 1999) : 57.