T - CARL GIBEILY.

Avec Blueprint for a Prophet (1997), on quitte le domaine du roman historique pour pénétrer dans celui de la politique-fiction ou du réalisme magique. Il s'agit d'un récit apocalyptique, qui commence dans le Liban de 1982, à la veille de l'invasion israélienne.

C'est le récit complexe des histoires mêlées de quatre personnages, Samir Khoury, grec orthodoxe, voisin de Jacob Haddad, juif libanais, à Beyrouth. En Angleterre Maira Brisden fait des recherches sur le temps et les implications du calcul du temps sur la communication avec les extraterrestres. Cette même année 1982 naît à Ashtin, Khalil Sulman, chrétien. Samir, au contact de Jacob Haddad, apprend le grec ancien et devient expert en antiquités. C'est à ce titre qu'il travaille pour Hammad Ezzedine, seigneur chiite de la Bekaa, à Baalbek. C'est là qu'il entend parler pour la première fois d'une mystérieuse sphère d'une densité et d'une luminosité inhabituelles. Cette sphère conduit au suicide le pilote de Jamil, le cousin d'Hammad, en lui faisant revoir son passé de nazi dont les visions d'horreur lui sont insupportables. Maira part au Nevada travailler à la rencontre des extraterrestres et son équipe finit par percevoir un message qui la conduit à Baalbek, après qu'elle a rencontré un mystérieux James Smith et reçu de lui des indications concernant l'Antéchrist. Pendant ce temps, Samir cherche à Baalbek le trésor de Carthage, caché par le dernier des Carthaginois condamné par la justice romaine d'occupation. Samir et Maira se rencontrent et se trouvent à Ashtin pour assister à la fin du monde, juste au moment où naît Khalil.

Intégrée à cette histoire avec son schéma temporel lent, s’en déroule une autre, entre 1982 et 2020, celle de Khalil. Il naît au moment où les Israéliens bombardent les positions palestiniennes de son village. Sa mère meurt presque en couches et elle est assassinée en même temps que son mari qui l'emmenait chez un médecin. Recueilli par une voisine persuadée que l’enfant porte malheur, Khalil est conduit dans un orphelinat. Intercepté à Beyrouth par une milice chiite qui tue la mère de substitution, il est élevé dans un orphelinat chiite sous le nom de Khaled. Frappé d'une dyslexie sélective (il prononce mal les noms propres, dont les plus sacrés et celui de la mère de l'orphelinat) et de quasi-aphonie (ne sort de sa bouche qu'un murmure), il gagne le respect d'un meneur Saleh Shmali en faisant de lui son frère de sang lors d'une initiation qu'il a inventée avec des scorpions dont le venin lui servira à empoisonner la mère. Cruauté, amour du pouvoir, manipulations le portent petit à petit à la tête de la hiérarchie chiite arabe, de la Watan Arabi qu'il rêve de voir devenir la Watan Islami. Son ascension s'achève aussi par une fin du monde avec un Archange Gabriel, ancien Scorpion ( c’est ainsi que son désignés les soldats de Khaled), lui aussi prêt à mourir sous le poids de la culpabilité de ses actes terroristes.

Un récit-cadre englobe ces deux récits enchevêtrés. Jacob Haddad, mort en 1982, revoit sa vie se dérouler devant ses yeux et en cherche les clés grâce à un tarot, à l'Apocalypse de Saint Jean et aux prédictions de Nostradamus : forces du Bien, forces du Mal s'affrontent pour conquérir le monde. Jacob Haddad découvre, avec l'aide de son ange, que Bien et Mal sont les deux faces indissociables d'une même réalité : l'objet fétiche de Khaled/Khalil n'est-il pas un angelot d'arbre de Noël chrétien, peint en bleu, la couleur qu’il s’est choisie en tant qu'exterminateur. Après avoir laissé les forces du Mal agir jusqu'en 2020, l'ange du jugement redistribue les cartes du tarot initial : et à la naissance de Khalil (fils de Joseph, comme Jésus), trois mages viennent saluer cette naissance : Jacob, Samir et Maira. L'histoire peut repartir sur les rails du Bien, ou du moins du ni Bien ni Mal , l'entre-deux de la condition humaine. Mais Jacob Haddad sait ce qui va suivre : l'invasion israélienne du Liban (et dans la réalité, on sait qu'il y eut les massacres de Sabra et Chatila, plus terribles que la fiction qui vient d'être dite).

Ce récit a une structure temporelle complexe, avec les temps individuels des différents personnages, des temps de convergence, de rencontre, un va-et-vient permanent entre présent, passé et futur. Le locuteur fait le lien entre les différents épisodes : il s'agit d'un je dont l'identité demeure mystérieuse jusqu’à un point avancé du texte d’autant plus que ce je , Jacob Haddad, est mort. Ce locuteur est aussi acteur de certains épisodes, dans lesquels il se voit sur une autre scène. La structure narrative est, elle aussi, complexe.

Quatre espaces principaux servent de scène : Beyrouth en ruines, squelette d'une ville; Baalbek avec ses temples, traces impérissables du pouvoir impérial(iste) de Rome; le Nevada, désert avec un centre de recherche qui devient une Biosphère, lieu clos où deux étrangers parviennent néanmoins à pénétrer; Ashtin, le village martyr. Ces quatre espaces sont le cadre d'une guerre civile qui échappe à toute tentative de contrôle, tant elle est menée par le principe d'irrationalité qu'illustre ce récit débridé où l'engrenage meurtrier est poussé jusqu'à ses limites.

Le texte plaide, en poussant jusqu'à l'absurde les raisonnements (ou absences de raisonnement) des fondamentalistes, des guerriers (libanais, palestiniens et israéliens), tout en offrant une réflexion sur plusieurs aspects de l'Histoire : les traces laissées par les conquérants (les temples de Baalbek intriguent par leur gigantisme et leur vocable), les zones imperméables à toute conquête. Le texte rappelle que le Liban est l'Eden, lieu de l'origine , de l'UN. Le jeu entre les temps passés et à venir laisse aussi entrevoir une des fonctions de l'Histoire : à savoir la prise en compte du passé pour sinon prévoir, du moins prévenir l'avenir.

Carl Gibeily, ingénieur de formation, travaille à l'édition de dictionnaires trilingues : arabe, français, anglais. Son intérêt indéniable pour les langues transparaît dans ce roman où l'on retrouve la même jubilation linguistique que chez Ameen Rihani : jeu sur la langue, sur les langues, jeux de mots bilingues (blue jinn), réflexion sur le lien entre les langues et même invention d'une langue originelle binaire (qui rappelle la langue informatique) et d'une langue extraterrestre binaire : origine et avenir scientifique se rejoignent dans cette langue de l'UN, indivisible, mais aussi UN divisible (après Babel, c'est la division qui règne).

Près d'un siècle sépare Ameen Rihani de Carl Gibeily. Les temples de Baalbek sont toujours au centre du texte, c'est-à-dire les racines culturelles d'un Orient déjà confronté à l'Occident dans son sein. La langue est toujours jubilatoire, elle qui véhicule l'imaginaire étranger, oriental, vers ses pratiquants natifs. Mais peut-on, pour autant, parler de littérature arabe d'expression anglaise?