II - SYNTHESE

The writer in the world of Arabic letters is a strange compound of various occupations, he is a writer politician, poet, novelist, story writer, playwright, translator, critic, journalist, aspirant to glory, and climber for office, premiership and national leadership. He is everything and nothing. 1195 ’ ‘ The new Westernized writers write for the people without caring about the style of the ancient writers. The people read their books because they can learn something from them and because they find in them sincerity and guidance. 1196

L'écrivain arabe d'expression anglaise ressemble beaucoup à son collègue d'expression arabe, s'il faut en croire Taha Hussein : lui aussi touche à tout. S'il n'a pas les ambitions politiques de son confrère, il joue cependant un rôle sur l'échiquier politique international. Ameen Rihani, Edward Atiyah, Saïd K. Aburish, entre autres, ont agi pour le rapprochement des points de vue occidentaux et arabes. L'écrivain arabe d'expression anglaise touche à tout dans le domaine de l'écriture : fiction, essais critiques, politiques, articles dans diverses publications scientifiques, magazines.... On a remarqué comment Edward Atiyah ou Saïd K. Aburish puisaient dans un domaine pour tenter d'exprimer ce quelque chose qui résiste à une autre forme d'écriture. Collectivement, ils touchent à tous les genres : roman, nouvelle, poésie, théâtre. Comme les écrivains occidentalisés que décrit Salama Moussa et parce qu'ils ont choisi une autre langue, ils sont plus libres dans leur écriture, dans la forme et le contenu. La libération des contraintes formelles est d'autant plus réelle pour les pionniers du Mahjar qui, comme on l'a dit, non contents d'utiliser le vers libre en anglais, l'introduisent dans la poésie arabe. Leur liberté de ton, outre le fait qu'ils n'ont pas à se soumettre à une quelconque censure, provient de leurs emprunts aux deux cultures ; ils les fertilisent réciproquement en les mettant l'une au contact de l'autre. On rencontre des jeux de mots faciles du type ‘blue jinn’ (CG BP ) ou encore :

This was the name Hammad had given to his private village. When pronounced in Arabic, « BEAUTY » « BYOOTEE » means « my houses » , and with one bold word Hammad boasted both his wealth and his proficiency in English. (CG BP 144)

D'autres exemples d'interférence sémantique font apparaître des sens nouveaux, qui infléchissent l'acception habituelle et obligent à réfléchir à des interférences d'un ordre différent (politique par exemple) :

FIDEI is a freak coincidence, one of those rare words in the evolution of tongues that purports to link a dead with a living language, Indo-European with Semitic. In contemporary Arabic, FIDEI is translated as sacrificing oneself for a cause; in classical Latin, it is the genetic case of FIDES, and means of the faith. It is therefore coincidental that the Roman root offers itself for service in the Middle East. (CG BP 74)

En son temps, Ameen Rihani parlait de contrebande (‘To smuggle into it a foreign meaning’(AR BK 40)).

Ainsi divers proverbes arabes ou métaphores sont-ils introduits dans le texte anglais sans toujours être annoncés. Ramzi S. Salti souhaite conserver à sa pensée arabe exprimée en anglais son goût d'origine (‘original flavor’ (RS NI vii)). Mais peut-être faut-il voir dans cette interpénétration consciente et inconsciente la quête de cette Langue divine perdue (‘the one tongue spoken by the one tribe’(CG BP 206)), signe d'une unité perdue (‘tribes were formed and wars followed’ (CG BP 206)) : à l'intérieur du sujet, le combat, la division, se manifestent de diverses manières et sa quête d'unité passe par la réunification des langues.

You still speak as if you were writing Arabic literature. (CG BP 204)

Ce mélange, qui donne lieu à d'heureuses inventions, est une des manières d’exprimer l'abaissement des frontières entre ces cultures et leur rapprochement que tentent d'opérer la plupart des écrivains. Nabil Saleh dans Outremer suggère comment les Croisades malgré leur aspect guerrier ont été un formidable moment de rencontre et d'échange. Yasmin Zahran insiste sur l'héritage commun des pays du pourtour de la Méditerranée, c'est-à-dire l’Orient et l'Occident.

I can accept the term « westernized » if you mean by that the common heritage the Arab world shares with Europe - which begins with the Phoenicians, the Greeks and the Romans. The Phoenicians were installed around the Mediterranean, and the Greeks, the Romans and the BYZantines stayed in Syria and Egypt for a thousand years. The Arabs were in Spain and the Crusaders came to Palestine . (YZ BDG 39)

Etel Adnan insiste sur les ramifications plus étendues de cette généalogie commune :

‘we are one people distributed into many
branches
the family tree crosses the
Great Ocean (EA INH 7)’

Cependant Gibran Kahlil Gibran commente, dans une parabole, ‘The Field of Zaad’ (GKG W 54-55), l'incapacité de la plupart des individus à rassembler, à unifier ces bribes d'histoire éparpillées.

Unifier ces morceaux d'Histoire, qui vont et viennent de part et d'autre de la Méditerranée et au-delà de l'Océan, c'est affirmer sa propre histoire. Le colonialisme occidental a, la plupart du temps, nié l'histoire des peuples orientaux : instruits dans une langue et une histoire étrangères, ils essaient de la redécouvrir et de l'affirmer. De Khalid, le premier héros qui part à la conquête de l'Amérique, on sait peu de choses, selon son biographe :

We only know from him that he is a descendant of the brave seafaring Phoenicians [...] and that he was born in the city of Baalbek in the shadow of the Great Heliopolis, a little way from the mountain road to the Cedars of Lebanon . (AR BK 7)

Avec une économie de moyens, Khalid est installé dans une histoire et une géographie qui lui sont propres.

Malgré des hoquets, cette histoire est affirmée indestructible :

Internal strife, sectarian massacres, foreign oppression, flood and plague, all had failed to obliterate the city completely. (JIJ HNS 36)

La terre fait aussi l'objet d'une réappropriation. La terre, objet de toutes les convoitises, joue un rôle important dans cette littérature d'expression anglaise dans la mesure où elle est liée à un double exil - l'exil volontaire de l'émigré et l'exil imposé du réfugié. Les auteurs de la première génération évoquent la terre orientale en termes de sublime ou de pittoresque, usant des codes esthétiques anglais pour rappeler leur attachement à la terre natale. A mesure que la menace d'invasion se précise et que la Palestine est conquise, un réalisme économique, architectural, culturel prend le pas sur la poésie : on représente la terre mère cultivée, habitée, témoin de son passé : ‘This house has not need of art, it is art’ (SA L 16). A l'inverse de l'espace occidental qui s'impose sur la terre étrangère (comme le Guezirah Sporting Club ou la ville anglaise de Khartoum/Omdurman) pour nier sa spécifité et son existence, cet espace oriental accepte de se mesurer à l'espace occidental et d’être comparé à lui. A l'espace-prison qu'impose l'Occident, l'Orient répond par un espace dynamique : ‘Your house shall be not an anchor but a mast’(GKG P 40). Histoire et espace sont à reconquérir pour ne pas devenir morts-vivants :

You shall not dwell in tombs made by the dead for the living (GKG P 40).

Les traces de l'occupation humaine ne prouvent rien sans les hommes et les femmes ordinaires qui y vaquent à leurs occupations quotidiennes, éloignées des histoires extraordinaires dont l'Occident imagine l'Orient fabriqué.

We would fain show you the Magic Carpet which he carries in the lock-box of his push-cart. But see for yourself, here be neither Magic Carpet, nor Magic Ring. Only his papers, a few towels, a blanket, some underwear, and his coffee utensils, are here. (AR BK 122)

Les rues des villes sont remplies d'activités (NS QFT 311), les cris des marchands répondent aux appels à la prière (‘a beautiful call which has never been described as anything but a «wail» in the countries whose culture I've lapped up like a puppy’ (WG BSC 121)) ou aux chansons d'Oum Kalsoum (WG BSC 165; EAd B 34). Dans les villages les activités agricoles scandent le passage des saisons (SA L 109 ; CG BP 66-67).

Partout les femmes s'activent, aux travaux quotidiens, aux champs ou aux affaires (WG BSC 11). Peu d'entre elles offrent leurs charmes aux étrangers en quête d'exotisme : l'étroite surveillance des prostituées de Bagdad en témoigne.

Ces thèmes sont communs aux écrivains d'expression arabe et anglaise. La différence réside chez ces derniers dans le rappel de l'imaginaire occidental qu'ils opposent à la réalité orientale. Il est plus facile pour eux, qui participent des deux cultures, de faire la part du connu et de l'inconnu, du manipulé et de l'imaginaire. C'est ainsi qu'ils mettent en scène de nombreux personnages occidentaux en général plus étoffés, moins caricaturaux que ceux de leurs confrères d'expression arabe (mais ceci doit être nuancé). De même la proportion de personnages occidentalisés ou du moins éduqués en Occident (ou à l'occidentale) est plus élevée. On peut supposer que, puisant dans leur propre vécu, ils écrivent à partir d'un entre-deux cosmopolite qu'ils habitent et qui les habite :

I was a natural middle man, someone who understood both sides - then and now a rare commodity.(SKA OD 66)

Le choix de la langue anglaise indique un destinataire anglophone, et plus précisément occidental (AR BK 228 ; RS NI 28...). En utilisant cette langue et en se référant à cette culture, les écrivains d'expression anglaise peuvent apporter une alternative à la représentation que l'Occident (se) fait de l'Orient. Parler (ou écrire) de l'intérieur de la culture orientale et de l'intérieur de la culture anglaise leur confère une autorité particulière qui leur permet de mettre en cause l'image habituellement véhiculée par les textes occidentaux. Ayant fait l'expérience intime de cet échange culturel, ils tentent de rétablir les conditions d'un échange à un niveau plus large qui englobe la communauté qui les a accueillis (ou qu'ils ont choisie). Il ne leur suffit pas de rétablir une représentation de la réalité qu'ils jugent adéquate, il leur faut encore l'étayer avec des arguments recevables par l'Autre. Ils n'apportent sans doute aucun élément factuel nouveau, mais ils modifient l'angle d'approche : ils parlent deux fois de l'intérieur. Ainsi le narrateur ou le personnage peuvent-ils accéder à un je qui leur était jusqu'alors refusé. Même si ce je demeure ambigu, du fait de la double appartenance, il est désormais plus proche que jamais du je oriental.

En effet, jusqu'à une époque très récente, une faible partie de la littérature arabe était traduite en anglais. En 1972, une douzaine de romans et environ 200 nouvelles seulement étaient disponibles en anglais 1197 . Des chercheurs reconnus, auteurs d'ouvrages sur la littérature arabe, ont mis en doute l'intérêt de traduire la fiction arabe contemporaine 1198 , y compris celle de Naguib Mahfouz 1199 . Sous prétexte que ces oeuvres présentent un intérêt documentaire plus que littéraire, elles devaient être laissées de côté. Il a fallu attendre le travail considérable de Denys JoHNSon-Davies dans la série Arab Authors chez Heinemann pour que le public anglophone puisse avoir accès aux auteurs contemporains. Les écrivains d'expression anglaise sont donc, d'une certaine manière, le lien privilégié entre littérature arabe et littérature anglaise.

On ne peut pas, en toute honnêteté, parler de la grande qualité littéraire des auteurs d'expression anglaise. Peu d’entre eux sont suffisamment originaux pour attirer l'attention du grand public. Peut-être faut-il aussi chercher la raison de cette absence d'intérêt dans la trop grande charge idéologique de ces textes. En effet, même si ces auteurs ne l'énoncent pas aussi explicitement qu'Edward Atiyah ou Saïd K. Aburish, ils se sentent tous investis d'une mission envers l'Occident :

« Do people in England know the truth about Palestine ? » [...]
« Very few of them do » [...]
« Don't you tell them? You must tell them » ... (EA LP 27)

Rien ne vaut un informateur indigène comme l'illustre la nouvelle de Ramzi M. Salti dans laquelle la journaliste anglaise sait ce qu'elle veut écrire avant d'entendre la réponse à ses questions (RS NI 84-86). En assumant ce rôle trop sérieusement, ces auteurs nuisent à la qualité littéraire de leur œuvre. Peu d'entre eux ont suffisamment d'humour pour introduire une légèreté qui n'enlève rien à l'efficacité du message idéologique : la dénonciation de la guerre est plus forte chez Carl Gibeily que dans les poèmes de Reja-e Busailah. Le théâtre de l'absurde de Khalid Kishtainy convainc mieux le lecteur que le roman emberlificoté de Soraya Antonius.

A travers près d'un siècle, dans des genres et des styles totalement différents, ces auteurs arabes expriment en anglais des préoccupations similaires, liées à leur terre natale que les différentes vagues de colonialisme et d'impérialisme occidental ont laissée exsangue et conduite à la catastrophe.

Notes
1195.

Hussein, Taha. MEA. 1952.

1196.

Mousa, Salama. ‘Arabic Language Problems.’ Middle Eastern Affairs. VIn°2(February 1955): 41-44.

1197.

voir Alwan, Mohammed Bakir. ‘A Bibliography of Modern Arabic Fiction in English Translation.’ The Middle East Journal. 26n°2(Spring 1972) et ‘A Bibliography of Modern Arabic Poetry in English Translation.’ The Middle East Journal.27n°3(Summer 1973).

1198.

Gibb, H.A.R.. Arabic Literature. Oxford: Oxford University Press.

1199.

Young, M.J.L.. ‘Modern Arabic Fiction in English Translation. A Review Article.’ Middle Eastern Studies. 16n°3(October 1980): 147-158.