d - Le roman.

Le roman, genre littéraire d'importation, cherchait à ses débuts, auprès des grands auteurs occidentaux, la tradition et la légitimité qui lui manquaient, avant que sa propre spécificité ne s'établît. Avant de lui trouver sa voie, sa voix, les romanciers arabes ont imité les auteurs occidentaux et assimilé les influences extérieures. Ils purent ensuite insuffler dans leurs romans leur propre génie littéraire.

Les auteurs d'expression anglaise, hors de toute tradition, cherchent une légitimité chez les écrivains anglais et occidentaux auxquels ils font abondamment référence quand ils ne les citent pas. Plus de soixante-dix noms sont mentionnés 1208 . Shakespeare (dont pas moins de dix pièces apparaissent nommément) vient largement en tête, cité par presque tous, et en particulier par Edward Atiyah, qui s'y réfère au moins quinze fois. Suivent Dickens et Balzac, Rousseau et Voltaire, les poètes romantiques anglais, français et allemands (Keats, Byron, Shelley, Blake, Musset, Nerval, Novalis) et Rimbaud : ce groupe d'écrivains forme la base culturelle commune de références des auteurs d'expression anglaise. D'autres écrivains complètent cette liste, selon l'époque, la formation culturelle ou les intérêts de nos auteurs. Ainsi, Emerson, Thoreau, Whitman largement cités par Ameen Rihani disparaissent-ils ensuite ; Camus et Sartre fascinent Rima Alamuddin et sa génération alors que celle de Waguih Ghali est attirée par John Osborne et ses angy young men et que Etel Adnan marque son intérêt pour les poètes tels que T.S.Eliot, Antonin Artaud, Apollinaire, Lautréamont, Jean Genet ou Baudelaire.

En revanche, peu d'écrivains arabes ont le privilège d'être nommés. Seulement huit de nos auteurs y font référence et sur la trentaine de noms, quinze apparaissent chez Ameen Rihani (dont neuf poètes soufis dans son poème ‘A Chant of Mystics’(AR CM 80-81)). Deux romanciers contemporains seulement étayent des propos revendicateurs en citant Nawal Saadaoui avec Ferdaous (EAd OCW 8) et Yusuf Idris (RS NI 68). Rima Alamuddin en épigraphe à l’une de ses nouvelles, qui, d’ailleurs, en tire son titre, ‘Sorrow unmasked’, cite Gibran Khalil Gibran : ‘Your joy is sorrow unmasked (RA SiS124).

On voit donc clairement se dessiner une généalogie littéraire. On remarque tout d'abord qu'elle est double, comme l'influence occidentale au Proche-Orient déchiré par Anglais et Français. 1209 La place remarquable que tient Shakespeare révèle à la fois un attachement à un des symboles de la culture occidentale. Hamlet, la pièce à laquelle ils font le plus de références explicites et implicites, témoigne de la relation problématique au(x) Père(s), d'une problématique de la trahison et de la dette : King Lear, Henry IV, Macbeth, The Merchant of Venice le confirment. Antony and Cleopatra rapproche les deux bords de la Méditerranée dans une relation ambiguë de haine et d'amour, Othello rappelle l'altérité ; quant à Romeo and Juliet, il s'agit du drame de la division, de la réunion (impossible?) des contraires. On remarque la forte proportion de tragédies : la perte de la Palestine est vécue comme une tragédie (ce signifiant est récurrent dans ce contexte de la question palestinienne). On a tenté de faire ressortir dans la présentation des oeuvres comment beaucoup de personnages-héros se trouvaient pris au piège d'un enchaînement d'événements de l'ordre du tragique - même si la plupart parvenait à échapper à un destin réellement tragique : le roman, même arabe, est une forme du drame bourgeois.

D'ailleurs la parenté avec Dickens et Balzac replace ces auteurs dans une ligne d'approche plus spécifiquement romanesque. Le roman en Angleterre comme en Orient est lié à l'épanouissement de la bourgeoisie 1210 . Si, avec Dickens et Balzac, ces écrivains s’inscrivent dans un mouvement plutôt réaliste, ils n'en appartiennent pas moins à la bourgeoisie qui leur fournit essentiellement les personnages et le cadre de leurs romans ; leurs confrères arabophones, au début, situent plutôt les leurs parmi le petit peuple et à la campagne, comme Mohammad Husayn Haykal avec Zeynab en a donné l'impulsion. Les romans des anglophones ont pour cadre la ville, souvent opposée à la montagne ou au désert, mais l'espace urbain domine : les personnages sont des citadins et s'ils ne le sont pas, comme Faris Deeb, dans Donkey from the Mountains, leur expérience de la ville devient un des éléments moteurs de leur drame. Khalid (AR BK) au contraire, cherche, dans la ville, un espace naturel avant de partir au désert retrouver santé physique et morale. Cependant la plupart des citadins transportent leur ville avec eux lors de leurs déplacements à la montagne, comme on le voit lors de la transhumance estivale de Lebanon Paradise. Les auteurs anglophones connaissent mal l'espace rural : leur distance géographique par rapport au Proche-Orient (ils vivent presque tous en Occident) les éloigne de la réalité de la terre qui devient un élément du paysage avec ses terrasses structurées ou ses hauteurs et ses gouffres vertigineux. A l'exception de Faris Deeb (EA DM), aucun des personnages principaux ne travaille la terre. Ce travail est accompli par des ouvriers agricoles (EA BV).

Une autre différence radicale dans les premières tentatives romanesques repose dans l'inspiration personnelle des auteurs émigrés puis de leurs successeursalors que leur vécu ne sert guère de matériau aux écrivains autochtones 1211 . On a déjà souligné comment Yasmin Zahran, docteur en archéologie, met en scène un archéologue, Ramzi Salti illustre par la fiction son domaine de recherche universitaire, le journaliste de Saïd K. Aburish fréquente les mêmes bars et hôtels que son auteur... On pourrait multiplier ces exemples. La rencontre linguistique et culturelle avec l'Occcident est au centre des romans des écrivains anglophones, comme nous le montrerons en détail ultérieurement. Le nombre de romans de formation ou similaires est très élevé dans le corpus étudié, alors que les romans d'arabophones sont plutôt tournés vers le réformisme social ou politique. Un courant d'autobiographies et de biographies romancées apparaît plus tard, où les personnages sont en décalage par rapport à une société soit archaïque soit en évolution trop rapide. La thèse politique l'emporte toujours sur l'évolution de l'individu ou sur l'intrigue. Il faut attendre les années 1970 pour voir poindre des formes nouvelles où l'absurde, le fantastique, l'onirique prennent le pas sur le réalisme des décennies précédentes. Là encore, les intentions politiques sont très nettes.

Chez les anglophones, si le roman est centré sur l'individu, la réalité politique extérieure n'en est pas moins très présente. Il n'est de roman où la critique n’est pas aussi importante que l'évolution du personnage central : personnage et société sont liés, voire identifiés. Le morcellement du sujet correspond aux fissures d'une société aux prises avec le colonialisme ou la guerre. Le réalisme - à l'exception de Blueprint for a Prophet et The Book of Khalid , les deux extrêmes - prévaut : le seul choix d'une structure linéaire en est un signe. Sonia Rami, en promenant le lecteur dans Antiquity Street lui fait littéralement sentir les odeurs fortes qui se dégagent du quartier - saleté, pourriture sont plus que suggérées, elles s'imposent olfactivement. La plupart des anglophones montrent la bourgeoisie coloniale à une charnière de l'histoire de leur pays, offrant un autre point de vue sur celle-ci que leurs confrères arabophones. Comme on l'a déjà dit, l'introduction du point de vue occidental parallèlement à celui des Orientaux enrichit la perspective tout en la rendant plus ambiguë.

Parmi les influences, nous avons mentionné l'importance du romantisme occidental ; celui-ci se manifeste dans la nostalgie et l'attachement à la terre qui sous-tendent ces romans, essentiellement des romans de l'exil (réel ou métaphysique). Romans citadins certes, romans marqués par la violence pour la plupart, néanmoins aucun n'échappe à cette évocation lyrique de la terre nourricière. Pas même Carl Gibeily, en dépit du mode parodique sur lequel il décrit les prunes d'Ashtin:

The proper Ashtini plum grew large as an avocado pear with a deep cleft on one side, as if each plum were preparing to split into twins. Firm, and with the contours of young maidens’ buttocks, the plums, turning African come August, mooned shamelessly from their boughs. The dark seductive colour declared that they were ready to be handle. (CG BP 67)

Le romantisme ressort dans la violence même des sentiments de certains personnages, tel Akram Said, le rebelle au coeur sensible de Spring to Summer.

Contradictoires mais complémentaires, romantisme, réalisme, tragique informent cette littérature mosaïque, qui tente de faire une synthèse idéologique mais aussi littéraire. En se réclamant des maîtres occidentaux, tout en suivant l'évolution plus tardive des romanciers arabes, les auteurs d'expression anglaise se placent dans une double lignée. De la même façon qu'ils se situent dans l'entre-deux Orient-Occident, ils ne cherchent - ou ne parviennent - pas à suivre l'un ou l'autre courant, ce qui leur donne - selon où le critique se place - leur originalité ou leur manque d'originalité.

Notes
1208.

On trouve Apollinaire, Auden, J. Austen, M. Arnold, A. Arthaud, Balzac, Baudelaire, Berkeley, Blake, Boswell, E. Bronte, Burke, Burroughs, Byron, Camus, Carlyle, Cervantes, N. Coward, Descartes, Dickens, Dostoievski, Emerson,T.S.Eliot, S. Fitzgerald, E.M. Forster, P. Fort, A. France, Goethe, Gorki, R. Graves, Gray, T. Hardy, Holderlin, A. Huxley, Hemingway, Ibsen, C. Isherwood, Dr. JoHNSon, Joyce, Keats, D.H. Lawrence, T.E. Lawrence, D. Lessing, S. Maugham, D. du Maurier, Melville, Montaigne, Musset, Nerval, Nietzsche, Novalis, E. O’Neill, Orwell , J. Osborne, Racine, Renan, Rimbaud, Rousseau, J.P. Sartre, Shakespeare, G.B. Shaw , Shelley, Sheridan, Spencer, Stendhal, Swedenborg, Swinburne, Tennyson, Thoreau, Tolstoy, Troloppe,, Voltaire, Wells, Whitman, J.P. Woodehouse, V. Woolf…sans compter les auteurs classiques latins et grecs, et bon nombre de philosophes occidentaux. La majotité de ces auteurs est citée plusieurs fois.

1209.

Voir Pt 1

1210.

Anthologie de la littérature arabe contemporaine. T.1. Le roman et la nouvelle. p. 39.

1211.

Voir Tomiche, Nada. La littérature arabe contemporaine .