d - De la comédie de mœurs au drame bourgeois.

Mise en scène de la bourgeoisie occidentalisée orientale, le roman arabe d'expression anglaise offre une galerie de portraits qui, malgré l'apparence de la variété, est monochrome et monocorde. La famille de Violette (EA LP), celle de Samar (RA SS ), présentent ses principales caractéristiques. Leur fortune provient de propriétés terriennes gérées par un membre de la famille qui vit en marge du reste de la famille (l'oncle de Ram vient une fois par an à la ville rendre des comptes, il est reçu avec condescendance par ses citadins de parents (WG BSC )), par des métayers ou des intendants (EA BV). L'argent des Batruni, s'il se diversifie, a ses racines dans les vergers et les plantations de coton d'Egypte (EA LP). L'oncle de Samar, bien qu'il soit un des hommes d'affaires les plus influents du Proche-Orient (RA SS ), a des racines profondément terriennes auprès desquelles il vient régulièrement se ressourcer. Essentiellement citadine donc, cette bourgeoisie mène une vie mobile, faute d’être réellement nomade : l'été la voit se déplacer vers la montagne libanaise (EA LP), vers Alexandrie (SR AS) ou vers l'Europe (‘Soon after thirty [...] like all people with a certain income in Cairo and Beirut, they would develop some fashionable ailment that necessitated taking an annual cure at Vichy or Aix-les-Bains.(EA LP 11);‘Deauville each year’ (WG BSC 123)). A chaque déplacement, elle reconstitue son univers, identique à celui qu'elle a laissé derrière elle. Le Lebanon Paradise , l'hôtel qui accueille la compagnie Batruni est un microcosme de leur cercle cairote. Ils y exercent les mêmes activités (commérages, arrangements de mariages, conversations oiseuses sur la situation générale...). L'insouciance domine parce que la bourgeoisie vit en cercle fermé. Ainsi, parce que les filles portent des noms de fleurs, la famille Batruni est-elle comparée à un jardin :

Garden! That was it in a sense far deeper than that of a verbal jest. They had all grown up in a garden. But a garden wasn't life, and she wanted to live. Life was in the wide open spaces. Life was in the forest, in the jungle. Life was on the ocean, not around fishponds. (EA LP 8)

Le symbole le plus représentatif de cet enfermement d'une classe sur elle-même demeure le Guezira Sporting Club que fréquentent Ram et ses amis (WG BSC). A l'intérieur de cet univers clos, les mêmes schémas se répètent indéfinment . Violette entrevoit, à l'approche de son mariage, ce mécanisme de reproduction d'une classe :

She had seen the pattern repeat itself four times, and the monotony of it horrified her. It was a sudden perception of this mechanical repetition (...) All her sisters had been married [...]. All their husbands belonged to the same class and type . (EA LP 8)

Pourtant, cette classe traverse une période de crises. Ses préoccupations à courte vue, ses petits conflits égoïstes autour d'une chambre avec ou sans vue (EA LP), ses petits arrangements avec la loi (le jeu interdit qui se pratique avec la complicité d'un ministre (EA LP)), lui masquent les changements radicaux qui menacent sa stabilité. Les nuages politiques s'amoncellent : le Lebanon Paradise est envahi par une famille de réfugiés palestiniens, la tranquillité familiale des Batruni est partiellement menacée par la patiente palestinienne réfugiée (EA LP). A l'intérieur même de l'Egypte, la Révolution nassérienne modifie les positions relatives des individus et des classes, redistribue les terres (WG BSC ), tente d'éliminer la corruption. Aucun d'entre eux n'est capable de saisir les implications à long terme de ces désagréments passagers qu'ils pensent pouvoir écarter, comme à l'accoutumée, en faisant pression sur les uns ou en soudoyant les autres. La capacité d'absorption de cette classe est telle que, plutôt que d'être évincée par la nouvelle classe révolutionnaire, elle en est imitée (WG BSC 127 ; 143). Vivant en vase clos, elle ne reçoit de la réalité extérieure qu'un vague écho déformé par sa perception.

A l'intérieur même, la bourgeoisie est minée par sa propre descendance. En effet, la jeune génération, à peine sortie de l'adolescence, mène sa propre révolution. Eduquée à l'occidentale, elle entend mettre à profit les principes qu'elle a reçus :

« Comme j'aime la formation anglaise! » said Mme Batruni. » Such independance. Such strength of character! »
“For the formation of character
» said M. Batruni, « there is nothing like the English education. That is why I wanted all my daughters to spend some years at an English school. » [...]
« Going to school is not enough » , said Mme Batruni. « You, who sent your daughters to an English school, would you hear of Violette going off her own to become a journalist in India or China? » (EA LP 24-25)

Il s'avère que cette éducation à l'anglaise n'est pour les parents, qu'un ornement, un atout, de plus qui hausse le prix d'une jeune fille à marier. Les garçons, plus libres en apparence, subissent les mêmes contraintes conservatrices que les filles. Cependant Violette Batruni, malgré les réticences et les préjugés familiaux veut tenter sa chance à l'extérieur :

She could imagine the stare of pain and incomprehension that would greet her if she told them [=her parents] that she wanted to work. And even if she was prepared to face that stare, what sort of job could she get? It did not seem to her that a job in an office or a shop would be so wonderful. She might perhaps teach or study to become a nurse. How her mother would shudder to think of her tending dirty peasants in a hospital ward! Her mother belonged to a charitable society of fashionable women who knitted clothes for the children of the poor, and distributed free soap to peasant women who cared to come and collect it once a week at a special centre where they were taught how to keep their children clean. But that was a game, a pleasing, self-righteous recreation, and Violette wanted work. That was touching dirt and squalor with a barge-pole, and Violette wanted to scrub it off with her hands. (EA LP 9)

Violette désire sortir du cercle protégé (charitable society of fashionable women ; special centre) où la réalité est maintenue à distance (touching [...] with a barge-pole) et placée dans une case spécifique d'un emploi du temps (once a week). Violette veut entrer dans le monde que fuit sa classe et le contact a lieu dans le camp de réfugiés palestiniens où un enfant s'ébouillante devant elle :

The first thing that Canaan saw as he hurried to join her [=Violette] - feeling guilty because it had been left to her to take the initiative - was a long, muddy splash on her dress, and the boy's feet rubbing still more mud across her belt as she swung him in her arms.
« Mademoiselle » , he cried, « your dress! He's all muddy. Let me take him from you. » [...]
« It's all right”, she said, desperately anxious not to seem heroic, not to embarrass him by what she had done, though her heart was singing because she had done this thing... (EA LP 8)

Musa Canaan, le responsable du camp, connaissant ses origines sociales, réagit en fonction de ces critères-là et non pas en fonction des siens : la culpabilité d'avoir laissé la réalité s'approcher du cercle interdit et de la voir y inscrire sa trace (la boue sur la robe immaculée) lui est imposée par l'extérieur, par l'appartenance de Violette à une classe sociale qui continue d'imposer ses règles. Violette, dans l'entre-deux, tente d'agir naturellement, selon les règles du camp (ou du moins ce qu'elle suppose qu'elles sont), tout en se regardant agir et en jugeant son acte d'après les critères (inversés) de son groupe social. L'acte devient héroïque parce qu'il transgresse le code de conduite des sociétés charitables qui offrent le savon mais ne touche pas la saleté.

Le mariage de Violette avec André procède de la même inversion des valeurs de son groupe. André est un jeune homme très comme il faut qu'elle a scrupule à épouser parce qu'il correspond trop bien au type idéal jusqu'au moment où il devient infirme et n'est plus du tout comme il faut. Alors Violette décide de l'épouser de son plein gré et contre l'avis de ses parents :

He became my choice. Three weeks before when I told you I wasn't sure, it was because he was your choice. [...] She had gone to work at the camp because she could no longer bear the triviality of her life, because she wanted to come to grips with reality... And now, a greater, a more terrible reality had come to her [...], a reality which she did not pick and choose to suit her taste, but which leapt out of the unfolding design of her life itself. (EA LP 231)

A nouveau, une brèche s'ouvre dans la barrière qui ceint cet univers régi par des principes et des habitudes d’endogamie sociale

Lorsqu'elle s'enfuit avec Akram Said avant de l'épouser, Samar Khaldy vit une expérience similaire de l'impossibilité de sa classe à communiquer non seulement avec l'Autre, mais sur tout ce qui touche à l'Autre :

« Samar, do you know what you are saying? » She nodded, sensing that they were not reaching each other, and he [=her father] went on in his own kind of language. [...] He was in the right in the only world that made sense to him and she could not possibly communicate to him that, although he spoke with admirable logic and generosity, his every word alienated her, against her will. [...] They were each alone, even in the smallest, closest relationship, and she had to look on their isolation without flinching. (RA SS 168)

Leur langue même est une langue à part avec ses propres règles qui les enclôt davantage. Elle exclut ceux qu'elle ne souhaite pas se voir mêler à elle, ce qui donne lieu à des conversations bilingues cocasses :

« Pasha, » she screamed in Arabic [...]. You look very well indeed. Then she turned round to my aunt and said : « Il a l'air malade le pauvre. » (WG BSC 170)

Mais elle s'exclut aussi du reste du monde qui s'impose par sa révolution sociale et linguistique. L'arabisation est un véritable défi pour cette classe polyglotte qui ne maîtrise pas la langue du pays où elle vit (WG BSC 175...). L'accent peut aussi jouer ce rôle de reconnaissance ou d'exclusion. Ainsi Akram Said, adolescent, se met-il à parler exclusivement anglais pour masquer son accent druze qui souligne sa différence (‘It hurt him when they laughed to his face and copied his accent. (He has worked hard to lose it.) [...] He had a southern accent and also he is a Druze [...], so he did not speak Arabic at all. He even began to speak in English only.’(RA SS 124)). Plus tard, il use de cet accent pour choquer ses compagnons qui ne jugent qu'à partir d'une apparence de conformité à leur code, à leur moule (les termes shape, shaping reviennent régulièrement dans les tentations d'émancipation de Violette Batruni). Akram met aussi ses compagnons dans un décor autre que celui auquel ils sont habitués : Salwa, la cousine de Samar, est emmenée dans un restaurant où les serveurs portent le costume national, elle s'y trouve totalement étrangère et ne peut réagir qu'en exagérant une autre altérité :

I put on a terribily phoney American accent and went into raptures about how quaint and AYRAB it all was and those funny little orientals in their bloomers, trala. (RA SS 107)

La jeunesse bourgeoise est divisée : un certain nombre des jeunes gens reproduit le modèle parental (Farid le frère de Samar, avec son air de playboy oriental, est plus conservateur que ses parents lorsqu'il s'agit de la relation de sa soeur avec Akram) alors que d'autres tentent une sortie vers l'Autre, donnant lieu à une dynamique dramatique. En déstabilisant le microcosme familial, ils ébranlent tout l'édifice social de classe par un jeu de ricochets.

Samar Khaldy had lived the eighteen years and seven months of her life in the same surroundings, the same town - Beirut , Lebanon - and among the same set of people. She was in her second year at the University, everyday, with the exception of Saturdays and Sundays, she attended an art class. She had done so for four years, learning very little [...]. She did not go there to learn, but to find space and silence. (RA SS 2-3)

De l'espace ainsi créé dans la bulle répétitive naît une tension puisqu'il y introduit du jeu.

On remarque que la rébellion la plus âpre contre l'ordre établi vient des filles. Les garçons ont tendance à se conformer plus aisément que leurs soeurs ou cousines. Il leur est possible de jeter leur gourme hors de la vue de leurs parents : Ram et son cousin Mounir font, chacun de leur côté, un long séjour en Occident (WG BSC ). Dès leur retour, ils sont repris par leur milieu même s'ils choisissent de s'affirmer de manière provocante avant de rentrer dans le rang : Ram, le cousin pauvre, doit s'affirmer contre un Mounir devant qui tous les obstacles tombent d'eux-mêmes - grâce à l'argent familial - avant d'être reconnu comme appartenant au cercle. Il affiche son cynisme alors que les autres le masquent dans un discours bien-pensant. L'avoir l'emporte sur l'être chez les jeunes hommes alors que, si l'avoir continue à exercer sur elles un attrait certain, les jeunes femmes parviennent à instaurer une relation nouvelle avec une part plus ou moins grande d'altérité. André infirme n'appartient plus tout à fait au monde des Batruni; Akram Said représente une menace maîtrisable, mais Violette et Samar sont toutes deux assurées d'un avenir matériel confortable conforme aux attentes de leur famille. Aisha, la fille du qadi Abu Khalil disparaît dans un univers totalement inconnu dont les règles échappent au qadi et à ses amis et par là, cause la chute de son père. (NS QFT)

L'attitude nouvelle des jeunes femmes éduquées représente donc une troisième crise avec laquelle la bourgeoisie doit composer. Bien que Rose, l'une des soeurs de Violette, soit l'exacte reproduction de sa mère – dont elle a les gestes, les expressions, les habitudes... - une évolution des mœurs est perceptible. Dans le hors-texte, on note que le nombre d'auteurs féminins augmente, signe que la femme peut désormais s'exprimer dans un je qui lui appartient.

Ces genres littéraires dominent les romans d'écrivains d'expression anglaise. Ils mettent en scène la difficulté d'assumer leur position d'entre-deux. Un morcellement du sujet apparaît clairement et il est renforcé par la présence dans ces genres de plusieurs genres intercalaires. Aucun de ces romans n'appartient à une classe littéraire spécifique mais chacun d’eux est traversé par d'autres tendances littéraires.