a - Récits de voyage.

Plus ou moins volontairement, la plupart des récits prennent des allures de voyage. Tous ne sont pas peuplés de Marco Polo (NS O 25 ; 241) mais aucun ne fait l'économie d'un ou plusieurs déplacements. Qu'ils soient transatlantique ou transvallée, les voyages sont l'occasion de descriptions allant de l'esthétique au géologique en passant par l'économique ou le sociologique. Chaque déplacement donne lieu à une réflexion sur l'espace traversé.

Jabra Ibrahim Jabra conçoit Hunters in a Narrow Street comme le grand roman de Bagdad. Blueprint for a Prophet pourrait être le grand roman de Baalbek, version postmoderne, après celle d'Ameen Rihani qui tenait du Baedeker et du lyrique.

Dans The Book of Khalid , de longs passages sont autant de répliques des voyages de Gregory M. Wortabet (AR BK chp.  III ; chp.IV.249-273). Entre les envolées lyriques philosophiques de Khalid, le lecteur reçoit des informations factuelles (sur la distance, le relief, l’architecture…) aussi idéologiquement marquées que celles de G.M. Wortabet. Edward Atiyah, dans ses descriptions de paysage qui s'étendent le plus souvent de la montagne à la mer, utilise les catégories anglaises du Beau et du Sublime telles que Burke les a définies. La nostalgie du pays natal et de ses paysages est filtrée par des critères esthétiques étrangers. D'ailleurs les goûts occidentaux en matière de voyage en Orient sont totalement identifiés :

... a tiny building with a crude neon sign with the name Samir Amis. It resembled a pre-oil inn where smelly orientalists stayed to write tales of Eastern Romance. (SKA OD 144)

Egerton, le journaliste anglais de The Lord, prétend se moquer des travers orientalisants de ses compatriotes (‘He tried to write an article in his mind, some jokey feature on «Phoenician nights» or «Thirty miles from Tyre, Lost in the Past» that would appeal with a mixture of topical midsaventure and dangers and a sprinkling of classical quotation to a more literary type of publication than his own.’ (SA L 146)) alors que sa propre expérience entre exactement dans cette catégorie : le sublime des paysages (‘they went up sheer mountains-sides [...], they at last crossed a narrow single-track bridge spanning a gorge and far beneath a foaming deep green torrent’ (SA L 142)), les traces du passé (‘the looming shadow of immense quarried stones [...]. It had to be Crusader, it had to control the lands stretching below’. (SA L 142)), la terre élue des dieux (‘With or without an angel Eden must be left behind; the flaming sword in time, the setting of the sun, the chill of the Western sky’ (SA L 144)), la flore - elle aussi biblique - (‘the smell of hyssop and round-leaved thyme’ (SA L 144)) et l'aventure, le danger, la peur de l'inconnu qui engendrent une pseudo-réflexion philosophique (‘It was the hour of the wolf - or the tiger - when the futile scrabbling of one's activities and lovelessness unreel repeatedly to screen the hopeless waste of a life.’ (SA L 146-147))...

Cette courte excursion donne lieu à un renversement des rôles. En effet, le voyageur étranger, Egerton, ‘the amir of the machine’ (SA L 142), en principe maître du jeu, maître du terrain, devient rapidement le jouet de ce terrain, avant même d'avoir dû abandonner l’Austin qui lui conférait son prestige (SA L 142). La route lui échappe (‘A road which showed a decent sense of shame in concealing itself.(SA L 142)), comme elle avait échappé aux baliseurs (‘even French enthusisam for signposting the dangers ahead gave up after a dozen Zs had been placed on top of each other and left the rest to the driver's imagination or sense of consecutive logic.(SA L 142)). La distance lui échappe également (‘He had been told the distance as an eagle flies’(SA L 143)). Ses repères lui font totalement défaut pour décrypter ces paysages inconnus (‘Egerton could have sworn they were almost back at sea level, although the limpid stream glinting shallowly over friable purple and orange rocks should have told him better’(SA L 143)) et ses habitants (‘It was a bear [...]. A man appeared…’ (SA L 147)).

L'étranger perd la maîtrise d'un terrain qu'il prétend contrôler à des fins stratégiques la plupart du temps (‘spying out the land for a future war (SA L 142)) alors que le natif sait le décrypter correctement : le récit orientaliste laisse subsister le doute (Egerton se croirait rendu au niveau de la mer) alors que le récit de l'Oriental rectifie et réintroduit les repères justes (Egerton croit en des distances kilométriques adaptées à son mode de transport; le narrateur oriental rappelle le calcul naturel).

En corrigeant la vision de l'Occidental faussée par ses préconceptions, l'écrivain arabe d'expression anglaise se réapproprie son terrain et y réinstalle ses repères. Sans la confrontation avec le personnage occidental, cette reprise en main serait moins efficace. De la même manière, Rayya recherche des récits de voyage des dix-huitième et dix-neuvième siècles vers l'Orient arabe, des ouvrages épuisés sur Jérusalem et Damas (YZ BDG 73) pour reprendre pied sur sa terre usurpée et dans son histoire baillonnée.

Ces récits de voyage insérés plus ou moins implicitement dans les romans d'expression anglaise témoignent de l'instabilité de leurs auteurs : dans l'entre-deux, ils sont perpétuellement en voyage, oscillant entre deux pôles auxquels ils doivent s'ajuster sans cesse et pour ce faire, ils doivent aussi continuellement en rendre compte, s'en rendre compte, afin de s'y repérer.