c - Fables et allégories.

Que sont donc ces esquisses incompréhensibles pour le profane sinon des fables dont la rhétorique orientale est friande ? Gibran Kahlil Gibran a livré des recueils de maximes, de fables, d'allégories et Mikhail Naimy a largement suivi son exemple dans The Book of Mirdad.

L'allégorie est très courante chez les auteurs du Mahjar. On pourrait imaginer qu'elle correspond à une crainte de la censure mais elle est si transparente que cette fonction est impertinente, d'autant que l'allégorie est décryptée aussitôt qu'elle est énoncée : ‘Whether Dastur winged furies they be, or Hamidian devils ; ou bien :  one French-swearing, whiskey-drinking Tartaric angels of the Dastur’ (AR BK 333-334). L'allégorie comme signification cachée n'est pas opérante non plus lorsque divers personnages contemplent le tableau représentant Mar Elias dans Blueprint for a Prophet (CG BP 331-332 ; 350). On relève, surtout chez Ameen Rihani et Mikhail Naimy, et bien évidemment chez Gibran Kahlil Gibran, tout un système de parallélismes entre naturel et abstrait, matériel et spirituel. Chez Ameen Rihani, l'ironie sous-tend ces analogies : The Book of Khalid est parsemé d'équivalences boursières (la première partie s'intitule ‘In the Exchange’) : l'ironie est produite par le chassé-croisé qui veut que le domaine spirituel soit dépeint en termes économiques et le domaine écomique en termes religieux (la deuxième partie porte le titre de ‘In the Temple).

Blueprint for a Prophet avec ses anges, ses figures d'anges et de démons peut se lire comme une allégorie où les symboles, les signes seraient mis en ordre : la superposition des références apocalyptiques, kabbalistiques, celles à Nostradamus, les rend confuses, le texte-cadre les clarifie, les hiérarchise afin de donner un sens à une histoire qui semblait partir dans tous les sens, donc dans le non-sens.

Ces fonctions de l'allégorie sont tout à fait ordinaires et ce ne sont pas celles qui sont les plus pertinentes pour l'étude des auteurs d'expression anglaise.

Akram Said dans un long passage raconte à Samar une histoire de champignons (RA SS 247-251) :

Shall I tell you a story, little girl? [...] Once upon a time there existed something alive. It mushroomed out of the ground – [...] he was a tall strong mushroom and so he forgot that he was a mushroom and that mushrooms are parasites, and he wanted to cut himself off from all the other mushrooms. (RA SS 247).

Akram s'apprête ainsi à expliquer à la jeune femme ses aspirations, ses doutes, ses échecs. Ce faisant, il dresse également un portrait de la société dans laquelle il vit. C'est ici qu'on peut utiliser un des autres aspects de l'allégorie qui fait le lien entre le vécu et l'exemplaire, le personnel et le typique. Du vécu, les larmes du champignon de l'histoire et celles du narrateur de la même histoire qui se mêlent sont le signe : ‘He [=the mushroom] began to cry. [...] He [=Akram] was crying with his head in his hands’ (RA SS 251). Mais Akram se place dans une position de porte-parole de sa classe, écartée par la corruption de ce que ses mérites lui vaudraient.

Rayya, l'archéologue palestinienne, est elle aussi la personnification de la Palestine, superposition qui se dessine progressivement pour être proclamée dans sa déclaration finale :

« Who are you, Rayya? «
«
I am [...] the olive tree on the hill of Palestine ... » (YZ BDG 156-157)

Si l'on considère les personnages des nouvelles de Ramzi M. Salti, on voit nettement qu'il s'agit de types, de personnifications de situations, de conflits, et non de destins individuels de la même façon que Khalid et ses amis (AR BK) incarnent les émigrés levantins en Amérique du début du siècle – des éléments de toutes les autres biographies étudiées auparavant sont utilisées dans la création de ces personnages.

Ne pourrait-on pousser plus loin et se demander si tous les textes des écrivains arabes d'expression anglaise ne sont pas en fait des allégories de la division du sujet - nous avons signalé et nous verrons plus tard de façon plus détaillée, comment une certaine organisation du texte avec des personnages doublés, ou opposés, pouvait être le signe de cette division. Si l'allégorie est une forme d'investigation, et de remise en ordre de la hiérarchie des symboles et des signes, n'a-t-on pas là un des schémas de la quête d'un sens à donner à l'histoire d'un sujet errant entre ses loyautés divergentes? Si l'allégorie est aussi un décalage entre ce qui est dit et ce qui est signifié (Allegoria est cum aliud dicitur et aliud significatur), ceci n'incite-t-il pas à se méfier des protestations de solutions satisfaisantes qui sont présentées par les uns et par les autres? N'a-t-on pas, à cet effet, souligné de nombreuses ambiguïtés qui montrent ce décalage, ce jeu qui justifie cette interaction des genres qui précisément met en lumière ce décalage?