g - Peindre ou écrire?

Réalisme, surréalisme, sentimentalité, lyrisme... Quel que soit le message, se pose la question de la représentation. Plusieurs textes mettent en scène des écrivains (ou des écrivants) à côté de peintres : Amin de Black Vanguard envisage une carrière de peintre, Samar suit des cours de dessin et son cahier de croquis ne la quitte jamais, Maira enfant, avant de faire de la recherche sur le temps voulait peindre. Etel Adnan pense l'écriture en termes de peinture et les met en relation d'équivalence :

One reads an image the way one reads lines made of words.(EAd JMT32)’

Mais elle souligne à plusieurs reprises la supériorité des images sur les mots:

A visual expression belongs to an order of understanding which bypasses word-language. (EAd JMT 55) ’ ‘ Painters have a knowledge which goes beyond words. [...]
Painters have always experienced the oneness of things.
(EAd JMT27)’ ‘ He would paint a picture that brought out the quintessence of the watermelon - not only its shape and colour, but its cool succulence on a hot day, its flavour in the nostrils, its sensuous totality. (EA BV 186)’

Comme si regarder suffisait à reproduire exactement ce qui est vu :

Painting and perception formed an unbreakable dual concept. They became interchangeable. (EAd JMT 55)

Oneness, totality, dual signalent la tentation imaginaire. Cette relation de miroir d'ailleurs apparaît clairement sur la couverture de A Beggar at Damascus Gateoù Etel Adnan a peint face à face deux visages presque semblables 1215 .

Fig. 22. Couverture de Etel Adnan
Fig. 22. Couverture de Etel Adnan.

De la même façon, une étoile et un bateau occupent l'axe vertical de la page, axe qui matérialise le miroir. C'est dans la lègère différence que resurgit une dynamique qui brise l'attirance des personnages. La symétrie de l'étoile est modifiée par l'oblique de sa ligne médiane, introduisant sur l'axe central un déplacement. En effet, reproduire implique un déplacement, une translation (EAd JMT 26), une traduction puisque l'artiste fait passer d'un système de signes à un autre. Dans ce passage, par ce passage, il prend conscience de l'instabilité de la réalité qui l'entoure (‘On a piece of paper shadows fell. I tried to catch their contours but they were slowly moving, all the time.’(EAd JMT 9)). La peinture ou le dessin fixent, figent l'image, la font passer d'une réalité mobile à une réalité immobile. Seuls les mots, parce qu'ils possèdent cette mobilité, cette fluctuation du sens (AR BK 53) seraient donc aptes à capter cette réalité que la peinture dénature. Les allitérations de The Book of Khalid sont la manifestation de la nature changeante de la réalité :

The discovery of a woodman in the wadi were as pleasing as the discovery of a woodchuck or a woodswallow or a woodbime. For the soul of the woodman is a song [...] as sweet as the rhythmic strains of the goldfinch... (AR BK 188)

Ce mouvement perpétuel rendrait la reproduction impossible sans l'existence de cadres. Aussi Saman capte-t-elle toujours le monde qui l'entoure dans une fenêtre, une porte (RA SS ) :

A painting is like a territory. All kinds of things happen within its boundary... (EAd JMT 26)

En cadrant, limitant le champ de la perception et le chant de l'écrivain, ce cadre (frame) devient un point d'ancrage pour le sujet (‘The books that I'm writing are houses that I build for myself’ (EAd OCW 111)) ; car, ce dont il s'agit, c'est la représentation du sujet. Le sujet se donne en représentation :

He [=Amin] looked extraordinarily French, assuming an imagined French personality because of the inseparable connection in his mind between painting and Paris. He erected his easel on the verandah, [...] spread out his paints on a large table and began to paint, looking absurdly, exotically impressive. (EA BV 190)

Parce qu'il souffre de la mauvaise représentation que les Occidentaux se font de lui - par simple méconnaissance ou par manipulation idéologique - il lui importe de se représenter positivement. L'art de l'autoportrait se révèle extrêmement complexe puisqu'il y faut tenir compte du déficit d'image chez les Occidentaux, de l'image négative de soi héritée d'une situation de colonialisme culturel, corriger cette image en dosant la part de chaque culture et en reconnaissant cette part dans la composition de soi et malgré tout donner une image cohérente : en d'autres termes, comment passe-t-on de ‘a portrait of the absence of self’(RA SS 4) à ‘headless drawing’ (RA SS 15) puis à ‘a complicated, richly, coloured, painting’(RA SS 234)? Telle est la délicate question que Samar tente de résoudre lors de son parcours initiatique. A la composition de cet autoportrait s'ajoute la mise en place du reste de la réalité autour du sujet avec de nouveaux parcours, de la nature morte aux paysages peuplés de silhouettes imaginées (RA SS 61 ; 103) avant de pouvoir dominer l'espace articulé par le sujet pleinement défini (‘the universe is built around «I»’ (RA SS 232)): de la représentation de son sujet dépendent la représentation de son univers et la réponse à la question que se posent Maira enfant (CG BP 43) ou Amin (EA BV 186) : que représenter?

S'offre alors au peintre/écrivain en herbe une palette de couleurs, de langues qu'il va doser pour en tirer toutes sortes de nuances.

Notes
1215.

Des amis me signalent que Paule Constant, leur a dédicacé son ouvrage Confidence pour confidence en des termes similaires : face à face de visages semblables.