1 - Dans quelle langue parlent-ils?

L'une des caractéristiques les plus évidentes des textes d'expression anglaise apparaît dans la précision avec laquelle les auteurs soulignent la langue dans laquelle s'expriment les personnages. Habituellement, cela va de soi et l'auteur ne prend pas la peine de le préciser : sa nationalité, la langue dans laquelle le texte est écrit ou la situation géographique de l'action sont autant d'indications suffisantes pour résoudre un problème qui ne se pose même pas. Or, avec les auteurs arabes d'expression anglaise, le problème se pose de manière aiguë. Eux-mêmes traversés par ce clivage linguistique, ils créent des personnages à leur image, aux prises avec un univers multilingue alors qu'ils sont bi- ou multi-lingues. Ils se situent au confluent de plusieurs langues vivantes (ou mortes (CG BP )) qu'ils se doivent d'utiliser adéquatement selon les contextes (‘the shapes would not go unless she fitted the answers into the waiting hollows.’(RA SiS146)).

Le destinataire est un facteur prédominant dans le choix de la langue, ce qui conduit un même personnage à parler en arabe, en français ou en anglais selon son interlocuteur du moment (RA SS , WG BSC ). Ces interlocuteurs sont souvent de même nationalité, mais selon leur classe, leur milieu professionnel, leurs penchants politiques, leur religion, leur éducation, etc., ils optent pour une langue en particulier.

De ce fait, le niveau de maîtrise de la langue est souligné. La gamme est cependant réduite : broken English, le plus fréquent, s'oppose à  perfect English. Bien parler une langue permet d'accéder à un cercle exclusif. Ne pas parler la langue de l'autre (‘He knew no French [...] I knew no Arabic’ (RA SS 209)) met le personnage dans une situation d'exclusion (EA BV 171 ; CG BP 322). Mais il peut ausi jouer avec ses langues pour ouvrir et fermer l'accès à son monde (‘[Challis] had grumbled in English. Tareq smiled deprecatingly, said smoothly but loudly in Arabic...’ (SA L 53)), renvoyer l'Autre à son altérité : refuser d'échanger une parole, c'est lui refuser l'hospitalité en soi (ainsi en est-il du jeu complexe auquel se livrent Rayya et Alex dans leur journal, qui passe d'une langue à l'autre pour tenter d'égarer, de perdre l'Autre. (YZ BDG 65-66)

Pourtant, si tout ceci semble extrêmement contrôlé et cadré, c'est compter sans l'émotion, le retour au naturel qui abat tous les cloisonnements intellectuels et laisse resurgir la langue d'origine :

As always, when the argument got heated they broke into Arabic and their voices rose to the higher pitch customary in that medium and inevitably suggesting to English ears the imminence of physical violence. [...] [Mahmoud] wished he could keep his voice under control when arguing, that Arabic, as he and Amin spoke it, did not always sound like an unseeML y brawl. He had often tried to modify this characteristic which boomed its alienness in England so blatantly; but he just could not, except in the all-too brief moments of conscious effort.(EA BV 27; EA LP 29; EA EFE 46; CG BP 309-310)’

La langue d'origine, langue maternelle, est aussi celle qui rassure (YZ BDG 14), qui réconforte, et ce toujours au niveau émotionnel.

Ces passages d'une langue à l'autre, parfois matérialisés dans le texte (quelques phrases en français, quelques bribes d'expressions en arabe mais en caractères latins), s'ils sont relevés, n'ôtent pas une certaine confusion et n'évitent pas quelques incohérences : quand il n’y a plus de précisions ou quand elles sont moins systématiques, le lecteur ne comprend plus comment les personnages peuvent se comprendre, encore moins communiquer. (RA SiS133-136)

Même s'ils ont un narrateur unique à la première personne, ces textes n'en sont pas moins polyphoniques du fait de cette mosaïque de langues. Est-ce le même je qui s'exprime en anglais, en français, en arabe ou bien chaque langue le structure-t-elle de manière différente, modifiant ainsi son appréhension du monde, le positionnant différemment dans la représentation du monde qu'il (se) fait?