a – Arabe.

A en croire les indications scéniques qui ponctuent les dialogues, l'arabe est peu pratiqué par les personnages qui éprouvent des sentiments mêlés à l'égard de cette langue bien qu’elle soit censée être leur langue maternelle. (« Don't you ever speak your own language? » « Arabic you mean? »(RA SiS150)).

L'attitude par rapport à la langue arabe est différente selon les générations et selon les circonstances politiques. Les pères (EA BV), les oncles (WG BSC ) maintiennent un attachement prononcé à leur langue alors que les jeunes sont plus attirés par les langues étrangères parce qu'ils ont non seulement reçu un enseignement étranger mais ils ont également été exposés au multilinguisme social de leurs parents (EA LP). L'attachement à la langue des pères embarrasse les jeunes : ainsi Mahmoud doit-il traduire à son professeur d'Oxford le discours ampoulé et fleuri de son père (EA BV 42-44). Cette langue et son style, si totalement étrangers à l'anglais précis, concis qu'ils ont appris, les placent dans une situation de porte-à-faux par rapport à leurs nouveaux maîtres (dont ils croient encore, pour un temps, qu'ils ont remplacé les pères). Les maîtres ne trouvent rien de dérisoire à cette autre langue (EA BV 44). Le nouveau maître se livre à une explication de texte du discours du père que son élève ne sait pas encore faire, parce qu'il n'a pas rompu avec la langue du père ni ne l'a acceptée : il entretient une relation hiérarchique avec les langues qui n'a pas lieu d'être une fois que la position de l'une par rapport à l'autre a été trouvée et acceptée. Il s'agit pour les fils (et les filles) d'un long travail 1216 de mise à jour d'un sujet qui aurait accepté sa pluralité.

Le lien avec la langue arabe renvoie en outre à une prise de position politique. Sheikh Ahmed, avec bonhommie et avec une apparente candeur, martèle son attachement aux valeurs de son pays et à sa langue dont il voit son fils se détourner (EA BV) au profit de valeurs coloniales dont le père sent plus clairement que le fils le danger qu'elles représentent, dans ce sens qu'elles modifient de nombreuses structures sociales, familiales (avec l'inversion des rôles père-fils) et individuelles (la figure paternelle devenue floue, où le fils peut-il se situer?) La langue est alors reconnue comme un facteur d'identification, d'identité. Rayya, arrachée à sa terre, affirme que la langue arabe est langue de culture.

She complained, « How could a civilized man not speak Arabic? » or « Can you afford not to read Arabic poetry? » She held the language as sacred, and her voluptuous love for the Arabic sound was intense : « It is music, pure music » , she would say; or she would ask me [...] « Didn't you know that Arabic is the language spoken by the people of Paradise? (YZ BDG 68)

Alors que la terre de Palestine est occupée, que sa culture est niée (d'où l'image du Paradis perdu), cette réévaluation de la langue arabe est-elle un appel à une prise de conscience que cette langue a été dévaluée par les coloniaux et leurs alliés de la bourgeoisie cosmopolite qui l'a délaissée au profit des langues occidentales ? L'arabe est devenu alors la langue de l’immédiat, de l'émotion, de l'instinctif, c'est-à-dire du non-sujet, du pas-encore-sujet (le signifiant ‘primeval’ (YZ BDG 120) est utilisé pour le décrire) : elle est considérée comme une régression comparée aux accomplissements intellectuels très contrôlés et structurés; elle échappe à cette structure et elle dérange. La langue acquise n'offre pas ce refuge puisque son apprentissage n'a été que pure structure sans le rapport émotionnel d'une langue naturelle, maternelle, liée à des sensations avant d'être codifiée, structurée. L'arabe est confiné au cercle de l'intimité : ‘The daughter asked forgiveness from the father and forgiveness was given. During the whole episode they talked in Arabic in order not to embarrass the French officer’(NS OH 292 ; EA BV 14).

Non-sujets, c'est ainsi que sont traités les serviteurs à qui leurs maîtres s'adressent en arabe (SR AS). C'est la langue de la rue où Alex a appris son arabe idiomatique (SR AS). C'est la langue du petit peuple qui anime rues et marchés, avec ses exclamations, ses images que les auteurs de ce corpus, comme les écrivains orientalistes, n'hésitent pas à reproduire parce qu'elle est la plus apte à traduire la couleur locale (on trouve de telles scènes soit avec la traduction sans l'expression arabe, soit avec l'expression en arabe parfois non traduite).

Si la bourgeoisie cosmopolite a tendance à la juger vulgaire ou risible (l'oncle est la risée de toute la famille même s'il en assure les revenus par son travail sur les terres familiales (WG BSC )) ceux qui cherchent à opérer un retour aux valeurs nationales la privilégient : les paysans, le petit peuple, les bédouins du désert représentent une authenticité altérée par la présence occidentale. C'est pour cette raison qu'Akram (RA SS ) ou Toufiq (JIJ HNS) insistent, parfois de manière exagérée, afin de rétablir une hiérarchie de langues conforme à leurs idéaux nationalistes.

Effet du nationalisme nassérien, l'arabisation contraint la bourgeoisie égyptienne à réapprendre (voire apprendre) l'arabe afin de pouvoir survivre et reprendre sa place dans la nouvelle structure sociale (SR AS ; WG BSC 41 ; 175). Parce qu'ils se sont éloignés de leur langue (par leur culture, leur vie à l'étranger) celle-ci s'est érodée (‘Arabic has eroded with time’ (YZ BDG 92); ‘I proceeded to use my rusty Arabic’(SKA OD148)). Le phénomène d'usure peut-il être imputé au sentiment qu’ils ont d’apparenir à une civilisation et à une société archaïques opposées à un modernisme occidental qui dans un premier temps a rendu l'anglais ou le français indispensables pour accéder à certains domaines de la connaissance ou de la technique? C'est ainsi, par exemple, que les recherches sur le temps, sur la biosphère sont menées en Occident par des Occidentaux dans Blueprint for a Prophet .

L'arabe est présenté comme une langue complexe et multiple. Avec une grammaire difficile (AR BK 53 ; RS NI 14) que certains professeurs tentent de simplifier (NS QFT 16) malgré son caractère quasiment sacré, avec une calligraphie dont le moindre point peut faire basculer le sens (‘The dots above and beneath most letters were missing, tranSFOrming such letters as the YAS, BAS, TAS, THAS, and NUNS into a single letter (RS NI 69)), dont l’absence des voyelles (‘Who shall supply the Vowels which shall unite the Gutturals’(AR BK 218) rend le déchiffrement plus ardu, l'arabe rebute les individus superficiels ou pressés ou enferme dans un carcan ceux qui fuient les prisons (propres ou figurées) de l'Orient. Sa forme même, sa face visible est protéiforme : calligraphie (CG BP 61 ; 105 ; 128 ; 223 ;287), cursive (CG BP 68) coexistent, rendent la lecture moins accessible, voire impossible en défamiliarisant l'image de la langue, des mots (‘I could not read the words as they were in the Maghreb script.’ (YZ BDG 8)). La face visible renvoie l'image d'une diversité qui s'entend sur la face sonore de la langue. Plusieurs dialectes sont signalés avec leur spécificité.

That strange dialect of Baghdad that combined the crudity of the desert and the voluptuousness of an old civilisation. (JIJ HNS 26) ’ ‘ It is difficult for you to understand the harsh Bedouin dialect, as it is for me also because of the speed at which the words fall off their tongues. (YZ BDG 22) ’ ‘ [She] chanted in her sing-song Moroccan dialect all the unimaginable curses on the woman's head. (YZ BDG 115)

De la même façon, variété et nuances de la prononciation sont soulignés. Akram adulte exagère son accent druze dont il avait honte adolescent (‘He had a Southern accent and also he is a Druze (you know, the QAF and such [...]) so he did not speak Arabic at all.’ (RA SS 124). Rayya, l'amante incestueuse de la langue (YZ BDG 71), identifie ses amants à leur accent :

There is the description of another man who cut short the vowels in his speech in a typical Jerusalem accent, under which she had written, « Combine his swallowed vowels' with the soft r's of M's Damascene accent, for he lived in both cities » . (YZ BDG 46)

Il résulte de cette multiplicité de dialectes et d'accents une grande difficulté de communication mais surtout une désignation de l'altérité (‘Once we hear a foreign dialect we prick up our ears and become more attentive.’ (JIJ HNS27)). La langue arabe qui pourrait être facteur d'unification des individus, d'unité du sujet, est montrée au contraire comme facteur de division.

Notes
1216.

Au sens français de travail et anglais d’enfantement.