3 - Les Occidentaux et l'arabe.

Si l'on parle tellement anglais dans ces romans c'est que la proportion d'Anglais (ou d'Américains) qui traversent leurs pages est nettement plus élevée que dans les romans arabes, voire dans les romans orientalistes.

Parmi les Occidentaux, beaucoup (pour ne pas dire la plupart) refusent de s'intéresser à l'arabe, la langue d'individus qu'ils ne considèrent d'ailleurs que comme des enfants ou des animaux, une langue qui n'a rien de civilisé puisqu'ils ignorent et nient la culture dont elle est le produit. En cela, ils suivent l'exemple de l'élite occidentalisée qui ne connaît pas l'arabe ou ne l'utilise que pour s'adresser à ses serviteurs. C’est un cercle vicieux : les occidentalisés imitent les Occidentaux qui utilisent des critères dont les occidentalisés sont eux-mêmes responsables.

Cependant, certains Occidentaux s'intéressent à la langue arabe autrement que comme image . En effet, la calligraphie ou les lettres arabes ne font pas sens a priori pour beaucoup d’entre eux. (‘To her, Arabic was the only thing which looked good in neon signs.’(SKA OD36)). La langue est donc prise comme objet : thing.

Qu'est-ce qui pousse ces Occidentaux à apprendre l'arabe? La rencontre avec un Oriental en incite certains à apprendre sa langue afin de réduire l'écart de l'altérité. Il s'agit souvent d'une relation amoureuse : Betty apprend l'arabe pour vivre avec Amin au Soudan (EA BV 165 ; 172-173), Maggie, la petite amie de Daoud, aussi (‘…sharing, enough for her to begin studying Arabic [...]. Her only love letter to me was in broken Arabic.’(SKA OD 36)).

Sachant la dépréciation attachée à la langue arabe, langue de l'inférieur, cette reconnaissance de l'Autre, celui qui est supérieur, est accueillie de manière totalement disproportionnée par rapport au niveau de compétence atteint. Au lieu de se sentir grandis par cette reconnaissance de l'Autre, les Orientaux accentuent l'image de la supériorité de l'Occidental par leurs effusions et leur considération exagérées. Malgré cela, les quelques mots d'arabe de Betty modifient totalement son statut d'étrangère inconnue et réduisent la distance entre elle et sa belle-famille :

This unexpected, familiar touch had an electric effect on the three women. It fell on the semi-official stiffness of the ceremony like a magic solvent and melted it instantly. Delighted natural laughter broke out from the two girls, and a quieter stream of it from the mother...(EA BV 172)’

Sans pour autant éliminer la barrière, ces quelques mots bredouillés maladroitement créent la possibilité d'une ouverture.

Jean Bannerman, l'institutrice de la jeune épouse de Mahmoud, parle un peu l'arabe et le père de Mahmoud fait des efforts pour se rendre intelligible :

She enjoyed hearing his comments, which he framed in simple broken Arabic for her benefit , broken Arabic interspersed with « good » and « very nice ».(EA BV 32)’

La répétition de broken Arabic  accolé à ces interjections que deviennent good et very nice dans l'anglais quasiment monosyllabique de Sheikh Ahmed apparaissent comme une négation de sa volonté de rendre son discours accessible à l'Anglaise; on peut s'interroger sur l'objet du plaisir de Jean Bannerman, les commentaires ou bien la destructuration de la langue qui les accompagne. Jean Bannerman prétend apprendre l'arabe avec Mahmoud, dont le père dit qu'il n'est pas très compétent dans cette langue. (EA BV 232) : il n'est donc pas surprenant qu'elle ne progresse pas très rapidement. Mais c’est peut-être dû à son attitude face à cette langue et à ceux qui la parlent : pour elle l'arabe n'est qu'un exercice, alors que l'anglais est une langue sérieuse (‘not an exercise in Arabic but a letter in English to tell him adequately...’(EA BV 247)) : cela reviendrait pour elle à accepter de se trouver dans une position d'élève, c'est-à-dire d'infériorité, de perdre la maîtrise d'une situation, de toute évidence, problématique dont seul l'anglais est à même de rendre compte et que donc, il est le seul à pouvoir gérer. Cette attitude vis-à-vis de la langue reflète l'ambiguïté de ses rapports avec Mahmoud, faits d'ouverture, désir et de refus, fermeture.

D'autres Occidentaux, comme le narrateur de A Beggar at Damascus Gate, ont connu le déracinement inverse de celui des auteurs et de leurs personnages : ils sont nés ou vivent en Orient :

Actually Arabic was my first language, for I had been born and raised in Beirut , where my father was a professor at the American University and to which - after some years of absence for study in the United States - I came back as an instructor, then professor. (YZ BDG 81)

Certains personnages auraient d'ailleurs presque oublié leur langue maternelle, tel ce Juan, l'espagnol assassiné dont le qadi Abu Khalid inventorie les possessions (‘The books on the floor [...] were all Arabic. Juan, who had spent all his adult life in the Provinces, was much more familiar with that language than with his Mother tongue’. (NS QFT 59)). On peut considérer ces exemples comme des projections en miroir du problème de bilinguisme de ces auteurs anglophones et leur interrogation sur le devenir de leur langue maternelle dès lors qu'ils ont choisi de s'exprimer dans une autre langue. Si l'anglais leur assure grâce à leurs livres une renommée, une inscription dans l'avenir, quelle est la destinée de leur moi arabophone non inscrit tangiblement sur un objet qui perdure? Est-il appelé à disparaître?

Professeurs et poètes, comme les journalistes, sont les plus nombreux à pratiquer l'arabe pour des raisons professionnelles. Il ne faut cependant pas généraliser puisque beaucoup d'entre eux ne parlent pas un mot d'arabe, comme le souligne M. Giraudoux, le professeur d'Akram (RA SS 209). La maîtrise de la langue ne rend pas le dialogue nécessairement plus efficace.

‘JIM : What's your name?
BADR : Who me?
JIM : You have a name, don't you?
BADR : You speak my lanuage?
JIM : It's two o'clock. [...] You have been here for how long?
BADR : My name is Badr. (EAd LCT 146)’

On remarque ici le décalage entre questions et réponses dû à la méfiance, à la distance entre les deux personnages, bien qu'ils soient tous deux dans la même situation dramatique : la langue et l'expérience présente communes ne suffisent pas à créer un lien, un rapprochement entre les deux étrangers.

Le journaliste occidental est, en général, présenté assez positivement dans la mesure où il peut être un lien avec l'Occident; il peut devenir le vecteur d'une autre image des Orientaux auprès des Occidentaux : s'il est arabophone, la tâche d'information paraît d'autant plus aisée. Cependant, l'effet escompté ne se produit pas. L'inadéquation des réponses aux questions posées reflète l'inadéquation de la réponse des journalistes occidentaux à l'attente des Orientaux malmenés par ces mêmes Occidentaux. La méfiance augmente donc et le fait de parler arabe, au lieu de créer un climat de confiance, pousse l'Oriental à s'interroger sur la nature de ce qu'il considère de plus en plus souvent comme un interrogatoire :

BADR (looks carefully at Jim) : If you speak my language, here, in the dark, you must be a spy. (EAd LCT 146)

Le journaliste passe rapidement d'une image d'informateur positif (en aidant à transmettre le message oriental) à une image d'informateur négatif, c'est-à-dire d'espion. L'espion avance masqué et la langue est un masque supplémentaire. Le cuisinier espion de Pétra échappe au narrateur en changeant de langue et de niveau de langue (‘His nearest collaborators could never pierce his disguise, nor follow his movements. He was known to speak several languages like a native, and people disagreed about his origin.’(YZ BDG 125 ; 14-15)). De la même façon, Alex élude les questions de Rayya sur son identité et son rôle réel dans l'histoire :

I had my story all arranged to tell and was waiting for a propitious moment to explain that I had followed intensive courses in London, designed for foreign service officials [...]. This was easier than telling her that I had studied in Shemlan, Lebanon , or the school for spies, which trained future diplomats and agents for their work in the Arab World. (YZ BDG 68)

Ce jeu de reconnaissance/déni de la langue étrangère est au centre de leurs relations, où tout mot (ou toute image) est gauchi pour ne pas révéler sa véritable fonction dans un jeu parallèle, inconnu de l'autre partenaire et du lecteur.

Alex se sert de l'arabe pour découvrir quelque chose que Rayya lui tait. Espion et journaliste traquent une information gardée secrète :

Journalists really aren’t writers MANQUES at all as the majority of people think, but detectives, spies of the heart, the soul, always watching for the chink in the underground armour, always ready to swoop on the weakness, the little furry snout poking rashly through the grass, twitching, betraying itself. (SA L 15)

Ils essaient d'aller au-delà de l'image donnée, de l'apparence vers une structure profonde que seule une connaissance directe, immédiate, de la langue rend accessible.