4 - Traducteur-interprète.

En effet, celui qui ne comprend pas une langue doit avoir recours au truchement d’un interprète, le fameux drogman, omniprésent dans les pages des écrivains orientalistes, presque inexistant chez les auteurs arabes d'expression anglaise.

Ne pas avoir accès immédiat, à une langue signifie l'absence de communication directe. Ainsi Aimeric doit-il compter sur son père adoptif pour faire la cour à Zeinab :

By listening to the conversation translated for him by Arnaud, but mostly from questioning him after the guests had left, Aimeric gathered the information he was seeking about Zeinab and her parents. (NS O 49)

Le sujet est exclu d'une relation je-tu avec son vis-à-vis, relégué à la position de non-personne. Pour recouvrer son statut de sujet, il lui faut apprendre à s'exprimer lui-même dans l'autre langue (‘Start learning Arabic so that you can communicate with your beloved one without the need of an interpreter!’ (NS O 52 ; 55)). C'est ainsi que Brian Flint échange son arabe hésitant contre l'anglais tout aussi peu fluide de ses compagnons, recréant ainsi les conditions d'une réciprocité, d'une communication de sujet à sujet (JIJ HNS 109). S'imaginer qu'il y a communication ou même communion est purement illusoire :

As Imperial audiences now frequently included men speaking a number of different languages, a large body of highly qualified interpreters were always available for such occasions. They discharged their task so skillfully, even when many tongues were being spoken that the Emperor was able to establish that sense of direct communion with his audience, upon which he relied so much. (EA EFE 163)

L'idée de quelque chose de commun au coeur de communion ne peut avoir cours ici puisque les langues parlées ne sont pas communes.

Il s'ensuit donc que toute relation de ce type est une relation au deuxième degré : au message originel est superposé un autre message, équivalent mais nécessairement différent, puisqu'il n'y a pas adéquation, pas synonymie parfaite d'une langue à l'autre. Il se produit un effet de décalage temporel (le temps de la traduction : ‘his enthusiasm still a second ahead of the seriousness that had come into Amin's voice.’(EA BV 67)), mais aussi sémantique (la compétence de l'interprète n'est pas en cause même si parfois elle laisse à désirer : ‘The only interpreter he could lay his hands on in such a hurry was Miss Bannerman. Her Arabic was not very good but it would have to do.(EA BV 68)). Dans le bref instant de passage d'une langue à l'autre ( ’the message travelled unintelligibly before being decoded to him’(EA BV 68)), il y a comme un vide de la parole, une perte totale du sens qui est certes retrouvé mais pas totalement. Il y a une perte lors du passage, du filtrage (‘the three tablets had yielded two sheets of typed text’(CG BP 224)). Cette perte est d'autant plus importante qu'il y a plus d'intermédiaires :

Because Samir had learned ancient Greek with French as the reference tongue, the first translations were in French. Later, he translated his French texts into Arabic for Hammad's benefit. (CG BP 156)

(Est-ce une coïncidence : ces traductions concernent un personnage tenu pour traître? « traduttore, traditore... »). La traduction agit sur le texte d'origine comme un filtre : elle le débarrasse d'éléments peut-être gênants, elle le clarifie, le purifie (devant la difficulté de la tâche, la purification par le feu est une mesure elle-même utilisée par le narrateur de The Book of Khhalid (AR BK 13)), le soumet à un contrôle. Ce qui laisserait à penser que la traduction, en prétendant élucider le texte d'origine, joue un rôle de censure (EA BV 42 ; 44 ; 45).

La traduction donne lieu à des interprétations parfois erronées :

Loukoum was Turkish delight which, contrary to the Western appellation, was created and perfected in Cairo . (CG BP 275)

Un texte traduit nécessite donc des explications et un glossaire pour remettre au point le sens originel : ‘I would include a foot note explaining every term to Western readers’(RS NI 28). Ce glossaire existe d'ailleurs dans plusieurs des romans de ce corpus, bien qu'ils ne soient pas des traductions. C’est sans doute le signe d'une traduction inconsciente dans l'esprit de l'auteur arabe d'expression anglaise lorsqu'il fait passer un environnement et des personnages arabes en langue anglaise. Ces mots arabes présents et traduits dans le récit ou expliqués plus longuement à la fin sont la représentation de cet hiatus qui trahit un processus de traduction que rien, par ailleurs ne laisse supposer.

Si, la plupart du temps, le traducteur-interprète cherche des équivalences (‘a prestige-analogy which he would readily understand’ (EA BV 78)), à défaut d'atteindre la synonymie parfaite, il arrive que des distorsions volontaires soient infligées au texte de départ (‘a Jaffa newspaper [...] had reprinted Egerton's article, rather oddly distorted in translation.(SA L 72)). La traduction est alors une véritable trahison qui vise non pas à rapprocher mais au contraire à diviser, à accentuer l'écart et la différence. Peut-on d'ailleurs encore parler de traduction dans ce cas? Il s'agit plutôt de la substitution d'un nouveau texte au texte originel, d'un texte autre qui ne tient pas compte du texte de départ. Il s'agit là d'un refus total de reconnaissance de l'Autre puisque sa parole est niée et remplacée par une autre qu'on lui impose ; le locuteur d'origine est évacué de son texte, nié en tant que sujet d'une parole.

La traduction déplace le sujet jusqu'à le faire disparaître totalement, jusqu'à le réduire au silence. Ceci explique sans doute la présence d'éclats de langues étrangères dans le texte, éclats de voix de sujets qui refusent de se taire, d'être tus, voire d'être tués.