Parmi les Européens qui parlent arabe, l'un d'eux se distingue particulièrement à cause de son inversion des genres :
‘ He'd spent nearly forty years in Lebanon and he still spoke Arabic like an Armenian; he used to get mixed up with his genders. He always called me Mrs Jamil. [...] « I am a Lebanese woman. I have a Lebanese husband and my boss, she is Jamil Bek. » The militiamen were so amused, later they stopped him again just to hear the big European speak Arabic. (CG BP 149-150) ’Il est intéressant de voir ce changement de langue accompagné d'un changement de sexe : le sujet se projette ici totalement hors de sa normalité, hors de son corps. Le maniement de la langue étrangère le met dans une situation totalement inconnue, étrangère à sa nature, qui s'exprime dans cette féminisation, cette altération du sujet. Changement radical qui trouve son pendant dans la perfection généralement attribuée aux étrangers parlant arabe (NS QFT 41 ; 50).
Cette perfection linguistique devient objet d'émulation. Si l'Occidental peut prétendre à la perfection dans une langue que les natifs eux-mêmes jugent difficile (RS NI 14), pourquoi les Orientaux n'atteindraient-ils pas eux aussi un excellent niveau de maîtrise de l'anglais? Comment peuvent-ils le montrer sinon en jouant de toutes les nuances que l'anglais et l'anglais-américain leur permettent. Aussi vont ils offrir dans leurs textes, grâce à différents personnages, une palette de possibilités : accents régionaux, accents étrangers, niveaux de langue. Ils indiquent que, non seulement ils maîtrisent la langue de référence, mais qu'ils sont en plus capables d'identifier, d'analyser et de reproduire les écarts par rapport à cette norme. La norme, on l'a dit, est l'anglais d'Oxford. S’en éloignent les individus qui conservent ou entretiennent un accent local :
‘ [Mrs Burt] appeared in the doorway, a tall stout woman who breathed country and talked country and thought country [...]. « Mrs. Burt comes from Yorkshire. « She had heard as much from the accent. (RA SiS 62-63) ’L'accent irlandais (KK B .15; WG BSC 102-103; 199), l'accent cockney (WG BSC 62; 67; 75 ; EA TL 24; 80) même des accents composites (‘a mixture of Cockney and North Country’ (WG BSC 79)) sont longuement représentés (RA SS 83 ; JIJ HNS69). L'accent américain est lui aussi identifié (WG BSC 47-48), souvent déprécié par les anglophiles comme Ram de Beer in the Snooker Club (WG BSC 132). Là encore, la différence régionale est reconnue et transcrite :
‘ Maira had assumed that Bill Walters was American because of his accent, until, that is, he said OUT with the tell-tale West Country, slur. « Owt and abowt » , Maria said.On rencontre de nombreuses occurrences de ces transcriptions incluant les écarts par rapport à la norme de prononciation et les écarts par rapport à la grammaire établie (EA DM14-15) :
‘ It must have been very special 'ard. That's what me and the missus was saying this morning. (EA TL 80) ’On remarque une jouissance particulière chez ces écrivains anglophones lorsqu'ils manipulent ainsi leur langue d'adoption, semblable à celle de cet officiel villageois qui reçoit Egerton :
‘ « You see Ajaltoun bey » , the mukhtar said, doubly triumphant, having got his tongue round such a funny name and turned it into euphonious familiarity. (SA L 140) ’La manipulation témoigne d'une familiarité acquise qui autorise le jeu. Le rapport à la langue étrangère n'est plus un rapport qui dénote une relation d'élève à maître, d'inférieur à supérieur, ce dernier possédant la langue révérée, donc sacrée, donc intouchable. Jouer avec la langue, c'est dire qu'on la possède aussi, peut-être même qu'elle possède le sujet. La jouissance est d'autant plus grande quand il s'agit de reproduire les difficultés d'un Arabe avec l'anglais :
‘ He spoke to them with a strong Arabic accent, and Majid noticed that the pronounced his Ps as Bs. (RS NI 78) ’Des exemples de mauvaises prononciations (EA BV 165 ; EA EFE 146 ; EA DM 127) ou de fautes de grammaire (EA DM14-15) apparaissent régulièrement. Il est intéressant de noter que la transcription de cet anglais déformé est plus uniforme que la translittération de l'arabe en anglais (dont on a montré qu'elle était extrêmement fantaisiste 1219 ). Cela signifie que les auteurs arabes anglophones utilisent des clichés anglais relativement normalisés pour représenter l'accent étranger de l'arabe. De la même façon, ils font usage des clichés de l'anglais des Français (EA LP 89). Plus difficile est l'exercice qui consiste à reproduire l'arabe d'un Français : M. Giraudoux prononce Samar, Samagh et Akram, Akghan (RA SS 193) : ce gh ne correspond pas à une transcription phonétique habituelle en anglais.
Cette imitation des accents fait partie d'une stratégie (probablement inconsciente) de l'écrivain anglophone pour se faire admettre parmi ses pairs anglais. De la même façon qu'il s'inscrit dans une lignée littéraire en montrant sa connaissance des auteurs, il se montre dans un rapport intime avec la langue (langue qui n'est plus scolaire, livresque, mais vraie (CG BP 33)) qu'il a choisie. En parodiant l'accent arabe, il établit une distance entre lui, sujet parlant les deux langues, et chacune des deux langues. Cette distance lui permet d'entreprendre une réflexion sur les langues ou plutôt sur la langue.
Voir Pt 2