7 - Une langue unique?

L'idéal serait que tous les individus parlent une même langue, langue unique qui hante plusieurs textes sous des formes diverses. On trouve, dans Blueprint for a Prophet, le développement le plus élaboré sur cette Langue Divine, langue de l'origine ( ’the one tongue spoken by the one tribe’  (CG BP 206)). Disparue lors de la division des hommes (CG BP 214), langue de l'unité, elle a donné naissance à toutes les langues (‘the great ancestor of all modern languages’  (CG BP 212)) et bien qu'il n'en reste aucune trace archéologique, puisqu'elle n'était que parlée (CG BP 212), elle est devenue l'objet de recherches des linguistes qui tentent de la recréer (CG BP 212) à partir de bribes qu'ils supposent être des vestiges qui subsistent dans leurs langues contemporaines. C'est ainsi qu'ils établissent avec Jacob Haddad et ses compagnons une langue binaire fondée sur une voyelle et une consonne (‘All the words and sounds were formed by only these two letters.’(CG BP 212)). Il montre comment la déclaration de foi de l'islam,  la i laha illa Allah , est presque calquée sur son équivalent en Langue Divine,‘La all alaa al’ (CG BP 213), ce qui signifierait que toute langue est hantée par ses origines, comme Etel Adnan l'entendait en Andalousie (‘Hearing the Arabic words behind the Spanish ones’(EAd OCW 56)). Et qu'elle serait, en outre, hantée par toutes les autres langues issues de la même racine inconnue, même si elles se sont éloignées les unes des autres, comme le montrent les exercices de rapprochements de Carl Gibeily (CG BP 74) ou de Nabil Saleh (NS QFT 42). Cette langue binaire est semblable à celle que tentent d'analyser Maira et ses collaborateurs, ce morse extraterrestre qui la renvoie au lieu supposé de l'origine de la Langue Divine. Comme Jacob Haddad, à partir des langues qu'elle connaît, elle essaie de remonter vers cette langue mystérieuse.

Or cette langue une ne s'exprime pas en mots (‘half spoken and half thought’ (CG BP 206)) : une communication qui ne passerait pas par le langage semble cependant vouée à l'échec :

I was trying this morning to figure out how one could think without words. [...] I wanted to get close to what I presume could be forms of animal thinking [...] I tried to stop [...] language [...]) and something else stopped too. I faced blank space. [...] I found myself stroking walls with my glances and establishing no connections. [...] I stopped recognizing objects as much. [...] When I tried to put words aside [...] an orange patch of color located itself in a round shape, shape and orange disappeared into a continuum, and I slept soundly.(EAd PWN 52-53)

Le sujet n'a plus qu'à dormir, disparaître : hors des mots, pas de sujet. D'ailleurs l'émetteur du message reçu par Maira est une sphère insaisissable, indéfinissable.

Le rêve d'une langue unique est voué à l'échec puisqu'il fait taire le sujet en lui faisant tutoyer le non-être. Ce désir correspond pourtant à l'état de souffrance d'un sujet divisé. Il n'est pas surprenant que Jacob Haddad, un déraciné aux multiples noms (James Smith n'est qu'un avatar), soit un des tenants de cette langue-souche. Cette recherche est liée au bilinguisme des écrivains qu'ils croient source de division, d'écartèlement. Si ce bilinguisme est indéniablement source de division, le retour à la langue d'origine ne signifie pas pour autant unité. En effet, la langue découpe : à l'inverse de la totalité, le mot désigne le morcellement ( ’each word a symbol of a thing; each thing a symbol of a world; each world a part component of an universe.(MN BM 48)). Que le sujet cherche à rétablir une continuité (EAd OCW 45-46) est tout à fait légitime, qu'il fasse ressortir une parenté entre ses langues est tout à fait louable sinon ludique (Rhodes, road, tariq  (SA L 27)), il n'empêche que la route, pour reprendre le jeu de mots de Tareq qui veut montrer à Alice Rhodes leurs points communs, divise l'espace avant de se diviser en une multitude de chemins possibles ( ’we're many roads, not just one.’  (SA L 27)).

C'est la même leçon que celle qui va de Babel à la Pentecôte : cette dernière n'est pas la restauration d'une langue unique, mais le don des langues, l'affirmation de la division, de la différence dans un dynamisme fécond.