a - Le nom.

Qu'est-ce qui permet aux individus concernés de s'identifier, de donner d'eux un signe de reconnaissance? A première vue, le nom pourrait servir de point d'identification fixe. On se rend compte très rapidement qu'il n'en est rien dans plusieurs des textes.

Un cas classique, celui d'une actrice portant un nom de scène (EA DM94) : il lui permet de se déplacer incognito, de pouvoir jouir d'une autre vie ; pour l'actrice, il ne s'agit que d'un rôle, d'un masque supplémentaire. Ce jeu ne porte pas plus à conséquence que son jeu dans n'importe quel film. D'ailleurs ce nom d'emprunt (EA DM98) ne lui donne accès qu'à une fiction : Faris Deeb, lorsqu'il la surprend lors de son bain de minuit, sans rien savoir de sa profession, la replace d'ailleurs instinctivement sur une scène (EA DM23) telle que celle qu'il vient de quitter. Le pseudonyme de Jeannette Waverley ne lui donne donc pas accès à une vie normale, mais à une autre scène dans une autre pièce. Choisir de se nommer Miss Bright peut d'ailleurs sembler paradoxal pour quelqu'un qui recherche l'obscurité de l'anonymat : la lumière des projecteurs est inéluctablement attirée par ce nom.

L'Alex de Sonia Rami représente lui aussi un cas d'identité modifiée ou plutôt dissimulée. Si le vrai nom de l'actrice ressurgit assez facilement, il n'en va pas de même pour celui d'Alex. On ne pourra s'empêcher de noter que le nom d'origine apparaît dans les deux cas, avec la mort du personnage. Alexander Nikolaides, le Grec, se révèle être Ali Abd el-Rahman, Egyptien musulman. Le soupçon d'un jeu d'acteur est cependant présent dès l'apparition d'Alex sur la scène (SR AS 14) et sa maîtresse éprouve de la difficulté à ne pas voir un masque qui cacherait un manque de personnalité. Dès lors la question de l'emprunt ou de la dépossession d'une identité (SR AS 196) ne se pose plus dans les mêmes termes. Comme le corps reprend sa forme réelle avec la mort (sans les artifices cosmétiques), de même le nom réel réapparaît et le conquérant (Alexander) redevient l'esclave (Abd) et la miséricorde du père dont il porte le nom (Rahman) n'en est que plus impérative.

Qu'on ne change pas de nom impunément, donc, puisqu'on en meurt. A moins que, comme Rayya, on en change si souvent et qu'on se déplace si souvent et si rapidement qu'on ne puisse être rattrapé (‘I mused about what names she must have assumed as she went round Palestine with a foreign passport.’(YZ BDG 143)), ou du moins qu'on ait l'illusion de ne pouvoir l'être. Que reste-t-il de Rayya, la dissimulée, sinon Nada, rien, le néant?. 1221

Carl Gibeily propose une autre version. Un de ses personnages principaux change trois fois de noms dans l'espace d'un chapitre (CG BP chp.3) et de quelques heures de son histoire. Né Khalil Joseph Sulman (CG BP 68), très vite orphelin, il reçoit le surnom dépréciateur de Khara (  signifie être faible) de sa pseudo-mère adoptive (CG BP 80) avant d'être renommé Khaled (CG BP 94) par le milicien chiite qui le recueille après un baptême de sang (CG BP 94) : en effet, les changements de nom de l'enfant sont accompagnés de la mort violente de ceux qui ont cherché à lui donner une identité. Il ne retrouvera son identité qu'après être lui-même devenu le grand destructeur, et surtout grand destruct(urat)eur de noms (on a mentionné sa dyslexie concernant les noms propres (CG BP chp.4)). Victime d'une dépossession de son nom, il dépossède tous ceux qu'il rencontre de leur nom et de son contenu.

Les ennemis ou adversaires de Napoléon en font également l'expérience douloureuse :

The whole series of nicknames that English schoolboys were clever at inventing [...) - » Boney » , « Bones » , « Nap”, Nappy”! He had even been subjected to « Bones apart » , and « O, lion » . The latter he did not mind so much; but the inventor of « Bones apart » had had some of his own bones very nearly parted for his pains. (EA EFE 20)

Qu'on ne change pas le nom de quelqu'un donc, impunément puisqu'on en meurt.

On peut assimiler ces modifications ou surcharges du nom à l'expérience des auteurs qui, à l'instar de Gibran Kahlil Gibran, ont modifié l'orthographe de leur nom pour le mettre en conformité avec une prononciation probablement erronée de la part des Occidentaux. Tous d'ailleurs ont vécu le passage de la translittération. Comme le Jacob Haddad/James Smith de Blueprint for a Prophet, ils ont fait l'expérience de la traduction de leur nom. Et comme lui, ils parlent ou plutôt écrivent d'outre-tombe. Et ils parlent et écrivent de la perte du nom et de la mort du sujet - d'une partie du sujet - qui s'ensuit.

Notes
1221.

On nous reprochera peut-être ce jeu sur les langues puisque Nada a également du sens en arabe. Le jeu de masques linguistiques du texte nous autorise ce déplacement vers une autre langue.