2 - Un sujet en errance.

Privé de ses repères et de ses ancrages habituels, le sujet vague souvent à la dérive parce qu'il est dans le vague (‘a vague creature’ (RA SS 3)). Gibran Kahlil Gibran a écrit un recueil intitulé The Wanderer : l'image de l'errant semble être un archétype (‘I, Khalid, a Beduin in the desert of life, a vagabond on the highway of thought...’(AR BK 190)) dans les romans des auteurs arabes d'expression anglaise où l'on est confronté à une proportion élevée de voyageurs : le signifiant wayfarerest récurrent (AR BK 249 ; MN BM 22...). Le voyage ne conduit pas nécessairement ces individus loin mais il mène le sujet dans un lieu radicalement différent de son lieu de départ (ou d'origine) après une période de passage de l'un à l'autre. Si le Prophète est sur le départ (GKG P ), Khalid et Shakib quittent l'Orient pour l'Occident avant de revenir (AR BK). Le narrateur qui découvre le Livre de Mirdad accomplit une longue et difficile ascension avant de parvenir à son but (MN BM). Peter Mason (EA TL) quitte le cocon familial pour se rendre, chaque jour, à la ville, lieu de tous les dangers (aventure amoureuse, meurtre) comme Faris Deeb en fait la douloureuse expérience (EA DM). Il est inutile de traverser les mers (NS O  ; EA EFE  ; WG BSC ..) pour affronter l'altérité.

Les auteurs s'attachent à montrer leurs personnages dans leurs déplacements : bateaux, taxis, marche à pied..., dans ce temps de transition (EAd PWN 91-92) qui correspond à leur flottement identitaire : suspension, vide, lien hypothétique... Le temps du passage devient métaphore de la suspension de leur identité. C'est le signifiant suspended qui est le plus fréquent (GKG P 97 ; EA TL 132 ; EA EFE 204 ; WG BSC 149 ; SKA OD 53...) : arrêt momentané assorti de l'attente d'un événement à venir. Gibran Kahlil Gibran confia à Mary Haskell :

Des tas de choses pèsent sur mon esprit. C'est le fait d'être dans deux mondes : la peinture et l'écriture, la Syrie et les Etats-Unis... Je suis dans l'entre-deux, et l'attente est pesante. 1222

Gibran Kahlil Gibran est certainement l'auteur qui exprime le plus consciemment et le plus fréquemment ce mal-être, que l’on voit pourtant resurgir chez les autres écrivains avec ces portraits d'errants, entre sable et écume, là où disparaissent les traces (GKG SF). Un des autres modes d'expression de cette suspension de l'entre-deux est la peur du no man's land , du vide (SKA OD 39), qui contamine les deux rives : ‘Should we for ever be in TRANSITION, transitional transitions, not having known the beginning, big bang or whisper, and doomed not to see the end?’(EAd PWN 91-92). Le risque pour le sujet c'est la disparition totale (‘I am nowher’e (SKA OD 77); ‘being neither here nor there (SKA OD 108)). D'où ce désir de transformer cette absence momentanée (au sens où l'on n'existe plus, outre celui de l'éloignement temporaire) en une présence écartelée : le sujet cherche à devenir pont entre les deux rives (GKG W) ; au lieu de demeurer à mi-chemin, il tente de lier les deux bords, même s'ils sont instables et n'offrent que peu d'assise à ce pont humain. Ainsi rencontre-t-on dans les textes des guides-interprètes, le drogman si cher aux orientalistes occidentaux (AR BK 18), mais aussi d'autres guides (Guillaume Maurel est le passeur des Cathares (NS O 5-19) et des interprètes (parfois improvisés lors d'une rencontre, tel Mahmoud entre son père et son professeur (EA BV 39 )), des ambassadeurs (SR AS), toutes sortes de messagers (SKA OD 112) (le terme anglais go-between est très éloquent à cet égard) et bien évidemment des espions (SKA OD ; YZ BDG; NS OH...). Des lieux remplissent également cette fonction : si les moyens de transports sont les plus évidents, il ne faut cependant pas omettre des sites comme celui de Baalbek.

Baalbek is between the desert and the deep sea. It lies at the foot of Anti-Libanus, in the sunny plains of Coele-Syria , a day's march from either Damascus or Beirut . It is a city with a past. (...] It is a city with a future [...]. It is a city that enticed and still entices the mighty of the earth... (AR BK 14)

A l’intersecction des espaces et des temps, Baalbek, dont l'identité problématique est longuement développée par Carl Gibeily, témoigne de la difficulté de conserver son intégrité dans l'entre-deux.

L'instabilité des deux rives, de l'avant et de l'après, peut provoquer l'effondrement de ce fragile pont, lien ténu entre deux mondes qui, la plupart du temps, veulent s'ignorer (Badriya ne veut rien savoir de l'Occident de Mahmoud (EA BV) ou s'ils veulent avoir des contacts, c'est dans un but destructeur (comme les tractations autour des armes rapportées par Said K. Aburish). Au risque d'être happé dans cet espace mortifère ( ’at dead center’  (EAd PWN 27)) et pour échapper à une double impossibilité (‘ You are left with zero choices. You can't leave the country and you can't live in it.’(RS NI 19)), certains préfèrent (mais ont-ils le choix?) le mouvement perpétuel (‘our life together took shape and form only in our frequent travels’ (YZ BDG 37)) qui devient leur mode d'existence au monde (‘a voyage was an end in itself’ (YZ BDG 49)).

Le voyage apparaît cependant comme une négation de la quête, de l'errance, dans la mesure où il est considéré comme une trêve ( ’We were in the middle of the sea, cut off from grim reality. It was like a kind of truce.’ (NS OH 65)), suspension de la réalité en un lieu médian qui renvoie les deux rives face à face dans un jeu de miroirs où elles s'annulent en s'immobilisant ( ’I stand in the middle [...] / I don't know if I am in the / world / or into its mirror’ (EAD SFO 50)), ne laissant pas de place au sujet, à moins qu'il n'y ait un miroir déformant qui réinstaurerait une distance entre le sujet et son reflet, sachant que les deux seraient déformés de toute façon.

Notes
1222.

cité in Dahdah, Jean-Pierre. Khalil Gibran . Une biographie. p.267.